Une approche historique
Stéphane Gacon
Jouons sur les mots : régime de transition, pour une transition. Les végétariens se sont beaucoup intéressés au passage du régime carné au régime sans viande et à la réussite de leur projet. Mais de quel projet ? Le végétarisme s’est toujours présenté comme un moyen de contester le régime alimentaire dominant et, partant de là, l’ordre du monde. Mais le végétarisme, terme qui englobe une palette de comportements très variés selon leur degré d’intransigeance, a été, au fil du temps, promu par des militants porteurs de visions du monde contradictoires. Si nous sommes aujourd’hui dans une période de crise de la modernité qui valorise, comme à d’autres époques de crise, la sensibilité végétarienne, le débat est d’autant moins apaisé qu’une partie de la société entreprend une conversion progressive et imparfaite, ne renonçant pas toujours aux logiques d’un consumérisme que les grandes multinationales agroalimentaires entretiennent volontiers en récupérant avec efficacité la demande sociale. De quelle critique et de quelle rupture est-il question ?
À part l’aspect humanitaire de la question, il n’y a rien de très faux dans la diète mixte telle qu’on la pratiquait au milieu du siècle dernier, mais aujourd’hui avec une prépondérance de l’aliment carné, du pain blanc, avec le penchant au thé et au café et avec la cuisine excessive, elle est devenue un mal irrémédiable. Tout le monde admet aujourd’hui que ce système est erroné, mais on est tellement asservi à la coutume sociale qu’on continue à gémir sous le joug, tandis qu’on implore une révolution. Cesser de manger de la chair est un grand pas vers l’évolution dans cette direction, mais ce n’est pas assez [1].
Pour les végétariens, changer de régime est évidemment changer le monde et, jouant de la synecdoque, la littérature militante a multiplié, au fil du temps, les réflexions sur le « régime de transition ». Mais les questions qui se posent sont assez ordinaires : quelle transition, quel rythme et degré de changement pour quel nouveau monde ? Si, aujourd’hui comme hier, le végétarisme est une pratique limitée et diverse [2], les débats sur la consommation de viande ne cessent d’agiter l’espace public et on assiste actuellement à une nouvelle poussée végétarienne qui n’est pas la première et renvoie, comme souvent, à un moment qualifié de crise de la modernité [3].
Le Bulletin de la Société végétarienne de France, d’où est extraite la citation, publie en 1918 les résultats d’une grande enquête lancée en 1916 « sur le régime de transition ». « L’adoption brusque d’une diète sans viande est-elle dangereuse ? » La conclusion est négative et l’enquête entend répondre, preuves à l’appui, en faisant appel à des médecins et des diététiciens de renom, en mesurant les apports en protéines des aliments et les avantages comparés de l’albumine animale et végétale, aux accusations dont les végétariens sont les victimes. Il s’agit de faire la preuve par la science pour mieux montrer la voie car les végétariens sont une avant-garde et le végétarisme une pédagogie.
Un siècle plus tard, l’Association végétarienne de France publie un Guide du végétarien débutant proposant un programme de sept jours décrivant les modalités du passage [4]. Il dénonce le « mythe des protéines animales » et n’en appelle pas moins aux médecins à une époque hantée par les « maladies de civilisation », cancer, diabète, maladies cardiovasculaires. Mais, fait nouveau, il ajoute un argument écologique à l’argument sanitaire car, en 2020, « il ne peut y avoir de transition écologique sans transition alimentaire », selon la formule de la philosophe Corine Pelluchon qui ajoute qu’il faut aller chercher le carnivore là où il est, signe des temps à la cuisine, parce qu’un « effort d’imagination est la condition pour que la transition alimentaire soit une réalité » [5]. On vit à l’âge de la gastronomie qui n’est plus totalement celui de la science et de l’alimentation rationnelle et, si l’on continue à se demander comment réussir la « transition alimentaire », c’est parce qu’elle participe à la « transition écologique », comme elle participait au début du XXe siècle à la « transition hygiénique et sanitaire ». Si les végétariens ne s’entendent pas plus aujourd’hui qu’hier sur le rythme de la transition et sur le régime à suivre, sur les étapes de ce que certains assimilent à une conversion – certains préfèrent la radicalité du végétalisme ou du véganisme à la mollesse de l’ovo-lacto-végétarisme et à l’horreur du flexitarisme –, le culte de la régénération, voire de la pureté des années 1900 témoigne, comme aujourd’hui celui du sauvetage de la planète, d’une très forte inquiétude face aux apories de la modernité [6].
Les historiens du végétarisme ont en effet montré que l’intensification des appels à manger autrement, dans lesquels le végétarisme occupe une place centrale, correspondent toujours à des moments d’accélération de la modernité industrielle dont ils sont à la fois le révélateur et la contestation. Aux États-Unis, qui ont été bien étudiés, les périodes de poussée végétarienne correspondent à quelques moments bien identifiés : la période jacksonienne des années 1830, le moment progressiste du début du XXe siècle, les années 1960 de la contre-culture et la période actuelle [7]. Cette chronologie fait apparaître un basculement majeur, celui du passage d’un végétarisme religieux à un végétarisme hygiéniste laïcisé à l’âge de la science [8]. Mais le végétarisme a toujours été porté par des courants politiques et idéologiques très divers, habités par des visions du monde antagonistes, qui ont parfois servi l’ordre établi.
Aux origines du végétarisme occidental : la critique de la modernité
Aux États-Unis, les deux mandats du Président Jackson (1828-1836) s’accompagnent de profondes transformations politiques – le renforcement de la présidence fédérale – et économiques – les premiers pas de l’industrialisation, le début de la conquête de l’Ouest et les premiers déplacements de populations indiennes. Sur le plan alimentaire se développe un goût pour la viande et le pain blanc lié au premier essor d’un système agro-industriel intégré, en particulier dans les villes de l’Est dont la population explose. Le mouvement végétarien de cette époque est très largement porté par les Églises (en particulier l’Église presbytérienne) qui, face au choc de la modernisation, plaident pour un retour à une vie saine et entretiennent le mythe des communautés agraires heureuses. La question alimentaire s’inscrit alors dans un programme de resourcement beaucoup plus large associant hydrothérapie, sobriété d’un ample vêtement, abstinence sexuelle et tempérance, à l’image de celui proposé par le pasteur Graham qui dénonce l’ivrognerie et la gloutonnerie des classes populaires et lance un appel à la sobriété, l’épargne, la morale et une vie plus simple et plus naturelle. Il engage un combat contre la consommation de la viande, de la farine blanche, des condiments et de l’alcool, plaidant pour la consommation de fruits et de légumes de manière à renouer avec la nature, ce que les autorités désapprouvent en pleine épidémie de choléra (1832) [9].
Le « grahamisme » est proprement conservateur, tournant son regard vers un passé idéalisé, un ordre naturel voulu par Dieu et un salut que l’individu ne peut atteindre que par le sacrifice. Mais il entre en résonnance avec d’autres mouvements qui discutent l’ordre social et politique selon des modalités différentes. La figure de Mary Gove Nichols (1810-1884) est, de ce point de vue, intéressante. Lectrice du pasteur Graham, elle devient dans les années 1850 militante végétarienne en Nouvelle-Angleterre où elle prend ses distances avec le conservatisme grahamien. Elle écrit alors contre le mariage, pour l’amour libre et le droit des femmes et entre en contact avec les milieux abolitionnistes et fouriéristes assez influents aux États-Unis au milieu du siècle.
Ce qu’il se passe aux États-Unis est étroitement lié aux pratiques britanniques qui avaient traversé l’Atlantique [10]. Les origines du végétarisme occidental moderne ont souvent été cherchées dans le « behménisme », mouvement né dans le monde germanique à la fin du XVIIe siècle autour de la théosophie d’un mystique cordonnier saxon, Jakob Böhme. Ses idées se répandent au cours du XVIIIe siècle parmi les élites britanniques, en particulier en réaction à l’esprit rationnel des Lumières et avec l’idée qu’il existe une nécessité de régénérer la société en poursuivant un idéal de purification. Le végétarisme est donc indissociable à ses débuts de l’idée d’une dégénérescence de l’individu et de la société et de la nécessité d’un sursaut moral individuel et collectif qui passerait par un ascétisme permettant au corps et au groupe d’être plus sains. Dans le sillage du behménisme, de nombreuses églises protestantes et sociétés philanthropiques font de la sobriété et d’un contact renouvelé avec la nature deux des piliers de leur doctrine. L’Église biblique chrétienne du révérend Crowherd, fondée à Manchester dans le monde de l’industrie textile au moment des guerres contre la France, à la fin du XVIIIe siècle, passe pour avoir été l’un des principaux relais des idées végétariennes en Angleterre. Mais John Wesley (1703-1791), le fondateur de l’Église méthodiste, est lui aussi végétarien et fait la promotion d’un régime à base de pomme de terre, d’avoine, de seigle et d’orge qu’il présente comme idéal pour les ouvriers s’il est associé au travail, à la tempérance et à l’abstinence sexuelle. Dans un contexte qui associe restrictions alimentaires et décollage industriel, alors que la population pauvre des villes augmente, les recommandations végétariennes répondent ainsi aux nécessités du temps, en particulier à celles de la fabrique.
Végétarisme et réforme sociale
Au fil du siècle, le végétarisme se laïcise sous la poussée rationaliste, convoquant les arguments hygiénistes et médicaux aux côtés des arguments moraux. Mais pendant une bonne partie du siècle l’arrière-plan religieux subsiste et permet de faire admettre aux mondes populaires un régime qui, de fait, n’est que le prolongement en ville de pratiques rurales longtemps contraintes, frugales et végétales, alors que, par contraste, s’opère un changement radical du mode de vie des couches supérieures qui invitent à leur table la viande, la variété et une certaine abondance. Le discours végétarien des élites implique donc non seulement un mécanisme de civilisation édulcoré, c’est-à-dire la diffusion d’un modèle aux populations qui n’est pas tout à fait le leur, mais aussi un mécanisme de domination qui renvoie aux travaux de Norbert Elias [11] et, pour la Grande-Bretagne du premier XIXe siècle, à ceux d’Edward Thompson sur la « formation de la classe ouvrière » et la manière dont les Églises évangélistes ont joué un rôle majeur d’acculturation, de mise en ordre et de disciplinarisation de la société et des couches inférieures lors de l’industrialisation [12].
Il n’est donc absolument pas étonnant de voir parmi les fondateurs, animateurs et mécènes de la Société végétarienne britannique (1847), comme aux États-Unis, de grands patrons et de hauts responsables politiques. Tout le paternalisme et la philanthropie des années 1830-1860 tourne autour de l’idée hygiéniste que la mauvaise alimentation et l’abus d’alcool sont à l’origine d’un abâtardissement moral et physique des classes populaires. Pour les membres de la Société, seule une alimentation végétarienne permettrait de « régénérer la race » et de fonder l’économie sur des bases solides. Parée de vertus hygiénistes, économiques et politiques, l’alimentation végétarienne permettrait aux ouvriers de se nourrir à bas coût et, donc, au patron de maintenir un bas salaire et à la nation de se fortifier à l’âge de la création des identités nationales [13].
Pour atteindre ces objectifs le modèle sans viande n’est évidemment pas le seul promu et au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle on entend des discours qui prennent radicalement le contrepied du végétarisme, exaltant la viande comme carburant du corps-machine. C’est le cas à l’époque de la rationalisation du travail des années 1870-1900 [14]. La Société végétarienne britannique connait d’ailleurs un déclin significatif dès les années 1860, au moment où l’on entre dans l’âge de la viande. Dans un monde de plus en plus carnivore, en particulier parmi les élites sociales et les classes moyennes qui en font un indicateur du progrès social, le végétarisme devient alors un lieu de résistance et de protestation contre l’ordre établi. Il se fait davantage contestataire, dénonçant les pratiques de la filière agro-alimentaire qui prend de l’importance. Les végétariens entretiennent en cette fin de siècle le débat sur les viandes importées putréfiées et sur les produits falsifiés qui répandraient des maladies, critiquant le libre-échange et l’abattage des animaux, ce qui témoigne d’une sensibilité plus grande à l’animal mais aussi de préoccupations plus individualistes : la santé, le souci du corps. Le végétarisme est davantage associé à un épanouissement personnel, ce qui explique son lien renforcé avec l’activité physique, à l’âge de l’exaltation du sport parmi les élites, et avec la nature qui serait un lieu préservé face à la modernité agressive.
Cette période correspond au second temps analysé par Belasco pour les États-Unis, l’ère « progressiste », qui coïncide avec une nouvelle poussée de l’industrialisation, une exaltation de la technique et une affirmation du capitalisme qui secouent la société en profondeur au moment où le pays devient la première puissance mondiale. L’industrialisation s’était beaucoup faite dans les années précédentes, au lendemain de la Guerre civile, sur la base d’un laisser-faire qui avait accentué les inégalités et accru, en réaction, la sensibilité à la misère sociale. Les appels à l’intervention régulatrice de l’État s’étaient multipliés parmi les élites éclairées. Comme à la même époque en Europe, et pour les mêmes raisons, l’essor du capitalisme et l’industrialisation produisent un vaste mouvement de réforme sociale qui vise à une éducation des masses. La question alimentaire est centrale dans ce mouvement du fait de la place occupée par l’alimentation dans les budgets ouvriers et parce que les couches populaires sont réputées mal manger. Il s’agit de les éduquer dans une logique de « civilisation » [15]. Les préoccupations alimentaires sont aussi celles des classes moyennes urbaines qui augmentent rapidement des deux côtés de l’Atlantique. On pourrait dire que le moment est fondateur : l’industrialisation, l’urbanisation et l’augmentation très rapide de la population du fait de l’accroissement naturel en Europe, de l’immigration aux États-Unis, conduisent à de profonds changements dans les méthodes de production, de préparation et de distribution des aliments, augmentant les possibilités de fraude. On assiste à la naissance du système agro-industriel moderne et la distance croissante entre le producteur et le consommateur, l’éloignement de la nature, sont des phénomènes qui provoquent une inquiétude paradoxalement renforcée par les découvertes de Pasteur et l’entrée dans l’ère des microbes et des bactéries [16].
Pour ceux qui s’opposent à l’évolution technicienne du monde, il faut bannir la viande et se rapprocher de la nature, se ressourcer dans une logique de lutte contre la dégénérescence de la société moderne – le terme est à nouveau utilisé avec insistance –, en abandonnant la viande, l’alcool et le pain blanc. Si la critique est globale, il n’est pas surprenant que les réformateurs de la gauche américaine placent les effets de l’industrialisation sur l’alimentation, les manipulations inavouées des produits préparés, qui mettraient en péril la santé des populations, au cœur de leur réflexion. Ils lancent, dans ce contexte, les premiers appels à un retour au jardinage et à la cuisine, au végétarisme et à une rupture plus ou moins prononcée avec la société urbaine [17]. Mais tout est une affaire de nuances, et elles sont nombreuses, la rupture avec l’ordre établi étant rarement totale. Aux États-Unis, aux côtés d’un mouvement héritier du grahamisme qui s’inscrit dans un renouveau moral et spirituel et qui met en cause le matérialisme de la société moderne, la plus grande partie du mouvement de réforme alimentaire cherche des réponses à la question sociale à partir d’études scientifiques : il s’agit de proposer une alimentation « rationnelle ». C’est l’âge de la sociologie, de l’économie domestique, de la statistique et de la nutrition. Il s’agit d’étudier scientifiquement les comportements populaires pour leur donner des réponses pratiques.
Les premiers sont souvent dénigrés par les seconds. Laïcs, ils qualifient les autres de charlatans ou de maniaques, l’invective étant une constante des débats à l’intérieur et autour de ces mouvements. Quelques noms sont cependant restés célèbres parmi les premiers du fait de leur audience, ou de leurs réalisations qui vont s’inscrire dans la durée. Horace Fletcher, marchand d’art de San Francisco, met au point une méthode qui lui vaudra le nom de « grand masticateur », préconisant de mâcher 32 fois avant d’avaler sa nourriture. On assiste à un véritable engouement pour sa méthode, le fletchérisme. Le Président Taft, John Rockfeller, l’économiste Irvin Fisher ou l’écrivain Upton Sinclair en sont les adeptes et les promoteurs. Fletcher et Fisher créent en 1909 une Ligue pour la santé et l’efficacité et fondent un journal, Good Health Magazine, qui fait la promotion de la nourriture comme carburant humain en appelant à lutter contre le gaspillage et à privilégier le végétal. On retrouve dans ces cercles des économistes libéraux et des grands patrons, ce qui n’est pas une fantaisie mais, comme nous l’avons aperçu dans la période précédente, une logique qui répond à une recherche d’efficacité. Tout aussi médiatique et populaire dans les couches supérieures et les classes moyennes est l’adventiste du septième jour John Harvey Kellogg, gestionnaire du sanatorium de Battle Creek, dans le Michigan. Médecin, il prescrit à ses patients, selon une logique déjà évoquée et qui est d’une grande banalité des deux côtés de l’Atlantique, des cures associant hydrothérapie, exercices physiques et alimentation végétarienne. Il est l’inventeur d’une recette à base de flocons d’avoine pour la diffusion de laquelle son frère Will crée une société chargée d’assurer la production industrielle.
Face à ce courant se développe tout un mouvement de réformateurs sociaux qui se tournent avec plus ou moins de succès vers les couches populaires qui ne sont pas demandeuses et regardent avec dédain ces propositions qui viennent d’en haut [18]. Elles ont, en effet, été les cibles rêvées des grandes entreprises agro-alimentaires et communié dans le culte de la viande. Elles se sont retrouvées à l’avant-garde de la diffusion de l’alimentation préparée, l’acceptant faute de temps, du fait du travail des femmes, et d’équipement pour cuisiner dans des logements insalubres [19]. Les États-Unis ont en partie précédé l’Europe dans cette histoire, mais il existe en Europe un mouvement de réforme sociale puissant où se croisent, comme aux États-Unis, socialistes, chrétiens sociaux, économistes libéraux, médecins et nutritionnistes de toutes obédiences qui sont nombreux à faire la promotion d’une vie saine et d’une alimentation végétarienne, un mouvement qualifié à la même époque dans les pays germaniques de Lebensreform, de réforme de la vie [20].
La Lebensreform ou le « mythe du retour à la nature »
Ce mouvement, très puissant en Europe du Nord, a parfois conduit certains auteurs à établir une distinction entre pays protestants et pays catholiques quant à la réception du végétarisme. Il connaît néanmoins des déclinaisons non négligeables en France ou en Italie. Cette période est partout celle de la promotion du végétarisme autour de sociétés nationales qui s’appuient sur des revues militantes comme le Bulletin de la Société végétarienne de France. Partout le goût pour la nature et le grand air, le culte hédoniste du corps, de la culture physique, l’essor de l’éducation nouvelle, des cités-jardins, des colonies de vacances et des associations de jeunesse sont à l’origine d’initiatives qui font la promotion d’une alimentation plus saine et parfois totalement végétarienne. Le végétarisme de cette époque s’inscrit donc dans un contexte favorable mais il mérite, plus que jamais, un pluriel tant les pratiques et les projets qui le sous-tendent sont multiples. La vogue est aux cures proposées par des médecins convertis à la médecine naturelle, hippocratique, dans des établissements qui marient hydrothérapie, exposition au grand air, bains de soleil, gymnastique, tempérance, frugalité et repas végétarien. Ces cures s’inscrivent dans une tradition qui renvoie, dans le monde germanique, aux premières décennies du XIXe siècle – Priessnitz en Silésie dans les années 1830, Kneipp en Bavière dans les années 1880. Elles permettent à leurs promoteurs, qui accueillent une clientèle fortunée, de faire de belles affaires. Dans l’entre-deux-guerres, le plus célèbre d’entre eux est le médecin suisse Maximilian Bircher-Benner qui applique, dans sa clinique installée sur les hauteurs huppées de Zurich, un régime strictement végétarien à base de fruits et de céréales, mettant au point une recette qui assurera sa gloire et sa fortune et qui est devenue mythique dans les milieux végétariens : le Bircher-Müesli.
Ce mouvement se développe dans les classes moyennes et supérieures, comme pendant la période précédente, en réaction à la civilisation technicienne qui produirait une dégénérescence de l’individu et de la société. L’angoisse du déclin et de la corruption est récurrente dans la vie intellectuelle et politique de la fin du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres, en particulier parmi les classes moyennes qui se sentent menacées. Le végétarisme trouve assez naturellement sa place dans les réflexions qui portent sur l’âge d’or, ou le paradis perdu, qui constituent l’horizon d’une partie de ceux qui contestent l’ordre établi. Les spécialistes de la « Belle Époque » et de l’entre-deux-guerres ont montré combien le végétarisme avait ainsi été au cœur de mouvements qui, s’ils ont tous en commun de remettre en cause la modernité libérale, peuvent relever d’idéologies diamétralement opposées, de l’anarchisme au national-socialisme. Les historiens qui ont travaillé sur le « végétarisme naturiste » ont souligné la plasticité et les limites du concept de retour à la nature qui l’accompagne et ne correspond pas à notre logique écologique actuelle [21]. Ce mouvement, qui associe préoccupations morales et sanitaires, révèle une grande tension entre conservatisme et progressisme et entretient des relations complexes avec la modernité, dénonçant la civilisation corruptrice tout en exaltant parfois les pratiques « rationnelles », en particulier en matière alimentaire.
Une partie des médecins naturistes végétariens développent une conception de la société qui exalte la « force vitale » – c’est le nom du sanatorium du Dr Bircher-Benner –, qu’il s’agirait d’aller puiser dans la nature. Ils appuient leurs pratiques sur l’idée très conservatrice d’une nécessaire régénération de l’homme et de la société qui débouche sur un discours eugéniste pouvant aller jusqu’à la dénonciation de la science moderne qui empêcherait la sélection naturelle. C’est le cas du Français Paul Carton, promoteur d’une méthode célèbre en son temps. Il considère le « déclin racial » comme un « malheur national », s’inscrivant dans une façon de penser caractéristique de la période d’excitation nationale dans laquelle il vit et où se répand un darwinisme social accordant une grande place aux discours sur la pureté et la compétition des races. L’inégalité des individus et des races serait inscrite dans la nature et il faudrait davantage l’accompagner que lui résister [22]. Paul Carton ne cesse de dénoncer les dérives rousseauistes, la démocratie et l’école publique. Il exalte les élites et la sélection des talents, associant son végétarisme naturiste à une certaine conception de l’homme et de la société qui permettrait « l’édification d’une race solide » [23].
Sans que le discours soit toujours aussi explicitement maurrassien, nombre des promoteurs d’une médecine naturiste et végétarienne s’inscrivent dans des perspectives réactionnaires de défense de l’ordre établi. La nature à défendre est à la fois l’ordre divin et le monde idéalisé des âges préindustriels. La parenté n’est pas totale, mais la proximité indéniable, entre Carton et Bircher-Benner, ou l’écrivain Rudolph Steiner qui fonde les « écoles Waldorf », ou les vitalistes scandinaves. Il s’agit de promouvoir la discipline individuelle comme outil de modération sociale et politique et la plupart de ces hommes se présentent, chacun dans leur domaine, en prophètes capables de faire advenir un homme nouveau pour une société régénérée. On comprend que les nazis aient été attirés par ces doctrines qui faisaient l’éloge de la discipline et ne proposaient rien moins que le salut de l’humanité et l’avènement d’un homme nouveau [24].
À l’opposé sur l’échiquier politique, les anarchistes naturiens font la promotion d’une vie simple et ascétique permettant d’en finir avec les logiques de production et de consommation de la société moderne. Ils expérimentent des communautés autarciques dans lesquelles le végétarisme est un élément central [25]. La « basconnaise », recette inventée dans les années 1920 par Louis Rimbault à la colonie « naturiste et végétalienne » de Bascon, est devenue un plat mythique des milieux naturiens. Les quelques tentatives de communautés anarchistes naturiennes, comme la communauté de Vaux, dans l’Aisne, animée par Georges Butaud et Sophie Zaïkowska, sont des échecs, mais elles marquent durablement l’imaginaire anarchiste [26].
Tous ces mouvements suggèrent un retour à la nature, mais quelle nature ? Elle est bien souvent très largement une abstraction. Si une sensibilité nouvelle aux animaux se développe dans une partie de la population, sensibilité que les analystes assimilent à celle de citadins membres des classes moyennes et supérieures ayant perdu le contact avec la nature, le discours écologiste moderne peine à émerger dans des mouvements qui se préoccupent plus de l’individu et de la société, de l’homme et de son épanouissement, de ressourcement et de régénération que de préservation d’un environnement menacé. Le contact avec la nature est recherché selon une logique de fuite pour les uns, d’alternative pour les autres. Les préoccupations des anarchistes naturiens sont rarement écologistes au sens où on l’entend aujourd’hui. Ils ne font référence à la vie naturelle que comme à un âge d’or ou à des temps primitifs heureux où l’homme aurait vécu en harmonie avec la nature. Leurs logiques de repli individualiste – on parle d’anarchisme individualiste –, et leur référence incessante à la nature, ne cessent d’ailleurs de faire débat dans le mouvement social de l’époque qui se préoccupe peu de communion avec la nature, considérant que le plus important est la lutte sociale, ne s’inscrivant pas en rupture avec l’idéologie de progrès.
Le végétarisme et les limites de la contre-culture
Par la suite, en réaction à l’accélération économique de ce qu’on a appelé en France les Trente Glorieuses et qui correspond à la formidable croissance d’après-guerre, l’alimentation s’est retrouvée au cœur du mouvement contre-culturel des années 1960, aux États-Unis et ailleurs dans le monde occidental. Elle s’est retrouvée mise en scène dans nombre de happenings et accompagne un large mouvement de retour à la terre et de vie en communauté – il y en a plus de 2 000 aux États-Unis entre 1965 et 1970. L’hostilité à la nourriture industrielle et le souci de vivre autrement impliquaient de manger différemment selon une logique qui revenait à préférer le riz brun au riz blanc, les légumes à la viande. Warren Belasco explique qu’aux États-Unis à la fin des années 1960, dans les milieux alternatifs, les graines de soja remplacent la viande, jugée mauvaise pour la santé et l’écosystème, le pain complet le pain blanc, moins authentique, et la cuisine « ethnique » la cuisine « WASP » symbolisant la « vie aseptisée des faubourgs conditionnés » [27]. Une « contre-cuisine » voit le jour dans de multiples journaux et dans des livres de cuisine, parmi lesquels le best-seller de Frances Moore Lappé, Diet for a Small Planet, qui devient la « bible » du végétarisme de l’époque [28]. Elle y fait le procès de la viande pour son impact sur la santé, ce qui n’est pas nouveau, mais surtout sur l’environnement, préoccupation qui n’était pas absente de la vague précédente mais qui s’amplifie. Ces préoccupations, en particulier environnementales, ont une histoire et tout un récit s’est développé dès les années 1940 autour de figures tutélaires et d’ouvrages fondateurs. En 1947, la nutritionniste Adelle Davis avait publié un livre de cuisine auquel tous les partisans de la contre-culture se réfèrent, Let’s Cook it Right. Elle y multipliait les recettes végétariennes et les conseils diététiques insistant sur l’équilibre des rations, l’importance de cuisiner soi-même, l’usage des céréales, des légumes et des fruits, invitant à limiter l’usage des sucres et des produits manufacturés [29]. En 1962, Rachel Carson, biologiste au bureau fédéral des pêches, avait publié un ouvrage qui devint rapidement la référence absolue en matière de défense de l’environnement et de dénonciation des méfaits de la grande industrie, Silent Spring [30]. Elle y faisait le bilan de deux décennies de travail personnel sur les pesticides, en particulier sur le DDT, et dénonçait leurs effets psychologiques et physiologiques sur l’homme – les cancers –, et écologiques sur l’environnement – la destruction des espères qui rend le printemps silencieux. Elle avançait l’idée d’un biocide et accusait l’industrie chimique de désinformation. Le livre avait suscité un débat violent mais avait été le point de départ d’une sensibilisation à l’environnement qui allait occuper une place grandissante dans les milieux scientifiques et l’opinion publique des années 1960-1970.
Belasco insiste sur la place de l’alimentation dans le mouvement contre-culturel américain et sur l’importance de sa composante végétarienne qui gagne rapidement l’Europe, en particulier le monde germanique, néerlandais – les provos d’Amsterdam – et scandinave où il existe toute une tradition. Mais il fait une seconde proposition qui est en réalité le cœur de sa thèse. Il explique qu’on assiste rapidement à une récupération de la contre-culture par l’industrie, un phénomène très connu qui renvoie aux travaux des sociologues sur la manière dont le « système » est capable de digérer la révolte pour en faire son profit [31]. En effet, ce discours alternatif rencontre un certain écho parmi les populations, ce qui provoque dans un premier temps une véritable panique dans l’industrie agro-alimentaire qui réplique, comme pour l’environnement, par des critiques systématiques dans la presse et un lobbying auprès du gouvernement. Mais le succès des restaurants et des magasins spécialisés, et donc l’augmentation de la demande sociale, font prendre conscience aux acteurs de l’économie qu’il y a « un marché à prendre ». La publicité reprend les termes de la contre-culture, les produits sont présentés par le marketing comme « naturels », « légers », « authentiques », à la fois parce qu’ils sont « traditionnels », locaux ou « ethniques ». On entre dans la logique de ce qu’on appellera plus tard le « greenwashing ».
De l’étiquette au produit, l’écart est considérable, mais l’apparition d’un discours vertueux dans la grande distribution et l’agro-industrie a un impact négatif sur la distribution anticonformiste qui s’adapte à la baisse, pour résister. On voit apparaître des rayons de compléments alimentaires, de cosmétiques, de « prêt à manger » dans les magasins biologiques alors que l’idée initiale était de vendre au détail pour cuisiner soi-même. Une certaine normalisation est engagée et la victoire des grandes entreprises est acquise. Le végétarisme devient, tout particulièrement, un « secteur » ou un « segment » commercial qui débouche sur un discours sur la vie saine qui permet d’écouler des produits à très haute valeur ajoutée qui « maximisent » les profits de ceux qui les produisent et les écoulent. Tout un secteur de la filière agro-alimentaire se met au service de cette vulgarisation du discours végétarien et des produits associés. L’anticonformisme devient tendance. Il est donc inévitable que cette logique produise des « bifurcations », c’est-à-dire l’essor de mouvements plus radicaux qui dénoncent cette « récupération » et plaident pour une plus grande pureté en adoptant une attitude de combat.
Notes
Bibliographie
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Ouédraogo Arouna P., « De la secte religieuse à l’utopie philanthropique. Genèse sociale du végétarisme occidental », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 55ᵉ année, n° 4, 2000, p. 825-843.
Ouédraogo Arouna P., « Assainir la société. Les enjeux du végétarisme », Terrain, n° 31, septembre 1998, p. 59-76.
Stéphane Gacon est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, LIR3S. Ses recherches portent sur l’histoire sociale et politique de la France contemporaine (fin XIXe-XXe siècle), en particulier la résolution des conflits sociaux et politiques, la nature du régime républicain et les rapports entre histoire et mémoire.
Site : https://lir3s.u-bourgogne.fr/membres/gacon-stephane/
Pour citer cet article
Stéphane Gacon
« Végétariens. Une approche historique », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 20/04/2021, consulté le 21/11/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-11.