Résurgences et insurgences face à/contre l’Anthropocène
Jean-Louis Tornatore
Voilà que depuis quelques temps nous sommes placés devant « nous », un « nous » posant la question vive d’une désignation qui engage. « Nous », c’est d’abord l’humanité, les milliards d’êtres humains qui la composent ; « nous », c’est aussi cette partie de l’humanité, à la fois inquiète et vaguement coupable, mise face à ses responsabilités, qu’on l’appelle « Europe », « Occident » ou « Nord » ; mais « nous », ce sont peut-être des « nous » qui se nouent en dénouant, qui dénouent et nouent autrement. Des nous-projets, passionnément spéculatifs : « une affaire de liens d’attachements, de mêlements, d’interdépendance et d’arrachements, et de démêlements et de dénouements – plutôt que d’appartenance ou d’identification » (Macé, 2019, p. 19) ; et qui osent aller « à la rencontre de ce qui n’est absolument “pas nous” » – comme « les mondes plus-qu’humains en formation dans les récifs coralliens » (Haraway, 2020, p. 109). « Nous » est ainsi la nouvelle énigme, l’énigme de « notre » temps et nous serons longtemps devant l’incertitude de ne pas pouvoir précisément ou sûrement démêler l’écheveau des niveaux d’appréhensions et des significations confusément nouées.
Comme manière de les traverser, de passer de « nous » aux « nous » et inversement, j’interroge ici la transformation envisageable sinon souhaitable de la question du « nous » des héritages, et des attachements qu’ils suscitent, en une interrogation plus large sur les possibilités qui s’offrent à « nous » aujourd’hui de vivre le temps sur une planète abîmée. Celle-ci passe avant tout par un examen critique de l’institution du temps construite dans les sociétés modernes euro-occidentales sur l’idéologie du patrimoine, qu’elle soit incarnée et garantie par l’État et/ou par le marché, de son opérativité et de sa légitimité au regard les perspectives politiques, sociales, environnementales et plus généralement existentielles pour le 21e siècle, des inquiétudes, des alarmes, des indignations et des colères qui en naissent. Ne faut-il pas penser à « destituer » le patrimoine, de manière à dégager notre besoin d’attachements d’un besoin d’institution d’État ? (Tornatore, 2020). Ne faut-il pas le re-signifier, soit défaire son actuelle structure politico-sémantique pour en composer une qui réponde aux alarmes et aux urgences des temps présents et à venir ? Ne faut-il pas penser à s’en défaire ? [1] Je propose de parcourir l’espace problématique de cette interrogation, posée comme une « hypothèse vivante » [2], en termes de « destitution » (du concept et de ses cadres scientifiques-administratifs officiels) pour en explorer les modalités concrètes : si nous devons sortir du temps du patrimoine, une expression du temps sagittal, ou du moins de sa domination, à l’orée de quels temps pouvons-nous espérer nous engager ? Des temps ouverts aux résurgences – en fait des résurgences qui ne peuvent être que des insurgences – dont elles seraient les expressions les plus manifestes et les plus prometteuses.
Trois lieux-problèmes pour le 21e siècle
Cette hypothèse se fonde sur l’advenue de trois phénomènes caractéristiques qui engagent notre siècle et nous y engagent : le « problème-Anthropocène », la montée des insurgences et le renouveau de la question autochtone en tant que « devenir ». S’agissant du premier, lié à un terme qui apparaît en 2000 (Crutzen et Stoermer, 2000 ; Crutzen, 2002) et a été depuis largement diffusé et commenté (Bonneuil et Fressoz, 2013 ; Groupe Cynorhodon, 2020), il peut être formulé ainsi : nous ne sommes pas à l’Anthropocène, nous sommes devant, comme nous pouvons être devant, face à, confrontés à un problème que l’on reconnaît comme tel et auquel il importe de trouver des solutions. Or ce problème, c’est à la fois la figuration actuelle de notre planète, à dire vrai la biosphère, c’est-à-dire le lieu et la condition de son habitabilité par l’humanité, et son « arrogante » désignation (Glowczewski et Laurens, 2018). En témoignent l’énergie et l’intelligence mises dans l’invention de désignations alternatives qui voudraient cerner au plus près l’actuelle condition de l’humanité : « Capitalocène » (Moore, 2016) pour pointer l’indigence politique d’« Anthropocène », i. e. son incapacité à désigner les responsabilités ; « Plantationocène » (Haraway, 2016 ; Tsing, 2018) pour rappeler que la domination, soit l’exploitation intensive des humains et des non-humains, transformés en ressources, ne se limite pas au capitalisme industriel et que celui-ci s’origine dans le régime des plantations des Amériques et de la Caraïbe ; « Chthulucène » [3], pour désigner les relations tentaculaires et sympoïétiques qui unissent les mondes biotiques et abiotiques, pour resituer le problème en tant qu’il n’est pas à échelle humaine, qu’il est impératif de se défaire de l’exceptionnalisme humain, que la solution est dans un « devenir-avec multispécifique » et que nous n’avons d’autre perspective, hier comme demain, que de « vivre avec le trouble » (Haraway, 2020). Alors que l’Anthropocène et le Capitalocène racontent ce qui « nous » arrive, ce que « nous » subissons de plein fouet (extinctions et exterminations), le Chthulucène porte l’espoir d’une époque qui « nous » ferait changer d’histoire, qui verrait la possibilité d’autres histoires pour une humanité entremêlée à tout le vivant, une humanité-compost (ibid.). Aussi lorsque nous disons, avec « Anthropocène », que « nous avons un problème », outre le problème en lui-même, la réalité pointée, nous considérons deux choses : les mots qui en rendent compte et le « nous » énonciateur. Dès lors que le qualificatif occidental, tout comme d’ailleurs le couple d’opposition Nord/Sud, sont pris ici dans le sens métaphorique de domination, on dira que l’Anthropocène » est une invention du monde occidental qui peut simultanément prendre deux orientations contradictoires : celle de la célébration de la toute-puissance de l’humain [4] et celle des maux et les désastres dont il est la cause et qui appellent de nouvelles manières d’habiter la Terre. En somme, la perspective qui consiste à se placer « face à l’Anthropocène » se donne pour objectif d’augmenter les points de vue, c’est-à-dire de réévaluer le problème à l’aune des pensées et des pratiques qui se développent en dehors de « notre » monde ou dans ses marges. J’ajoute qu’une autre figuration, « l’hypothèse Gaïa » (Lovelock, 1993), vient compléter cette perspective en désignant l’enjeu de l’Anthropocène-comme-problème : la survie de l’espèce humaine – et non la destruction du système terre. « L’impératif moral que nous nous sommes assignés de maîtriser une Terre incontrôlable ou soigner notre planète devenue malade est une preuve de notre immense capacité d’aveuglement. Nous devions plutôt nous protéger de nous-mêmes », écrit justement Lynn Margulis (2012, p. 253). Gaïa « l’indifférente » (Stengers, 2009 ; Latour, 2015) nourrit un nouveau récit relatif à notre futur, le récit de l’effondrement, décliné en collapsologie et en collapsosophie (Servigne et Stevens, 2015 ; Servigne, Chapelle et Stevens, 2018), dont la réception publique au moins en France est loin d’être négligeable (Multitudes, 2019), nonobstant les critiques venues de différents bords qu’il suscite [5].
Le deuxième phénomène consiste dans la montée en puissance, depuis une dizaine d’années, d’une forme de contestation politique qui se caractérise par une reconfiguration des pratiques politiques, se focalise sur le refus des aménagements imposés par la puissance publique, n’hésite pas à recourir à la désobéissance civile, vise la réinvention de la démocratie, à la fois comme méthode, comme action jamais achevée et comme pluralisme radical (Ogien et Laugier, 2014). La « zone à défendre », puissamment inventée à Notre-Dame-des-Landes, est pour moi la figure emblématique de ce phénomène. S’agissant de mon interrogation sur les formes non institutionnelles des attachements patrimoniaux, elle m’a permis de prendre du champ à l’égard de la notion trop lâche et/ou facilement récupérée d’action citoyenne pour lui préférer le qualificatif de plébéien (Barbe, 2019), en tant qu’il signifie le refus d’être gouverné et donc le refus de l’État que souvent ces expériences politiques explorent et dont elles témoignent. Dans leur diversité, témoignant de degré variables de politisation, elles me semblent ouvrir au moins trois fronts : celui de la démocratie insurgeante, pour suivre ici la perspective ouverte par Miguel Abensour (2012), en ce qu’elle pose la question de la vérité de la démocratie qui donc en sa forme « vraie », c’est-à-dire « radicale » ou « sauvage », se dresse contre l’État, et interroge son potentiel instituant – tout en préservant son principe de non-domination, source de création et d’émancipation (Abensour, 2010). Le front, ensuite, du plurivers ou du pluriversalisme, qui déploie la question du pluralisme (en politique et en philosophie) dans l’espace d’une mondialisation de la rébellion – qui entend s’opposer à la globalisation, c’est-à-dire à la mondialisation néolibérale [6]. Le plurivers, forme contre-hégémonique de la globalisation, fait le lien entre les zad européennes et les luttes autochtones du Sud, célèbre les volontés de changer de monde comme les manières plurielles de « faire monde » et acte l’indissociabilité de l’ontologie et de la politique [7]. Le troisième front, enfin, s’organise en termes de perte et de prise : ce qui réunit ces expériences, c’est une sensibilité aigüe à la dévastation des lieux et des modes de vie, une conscience vécue ou anticipée de la ruine et/ou de la catastrophe avec lesquelles il faut apprendre à vivre, et, par conséquent, de l’étroitesse du futur – il s’y définit dès lors ce qui doit être défendu (ce qui doit être pris ou plutôt repris [8]) et ce qu’il est acceptable ou bien nécessaire de perdre.
Avec le troisième trait de notre présent, s’imposent sur la scène globale les peuples autochtones, appelés à disparaître mais tirés de l’invisibilité en tant que survivants d’un colonialisme qui n’a pourtant jamais cessé d’exercer sa violence, d’imposer sa force de contrainte – même « après le colonialisme », en particulier dans les sociétés de peuplement où persiste un racisme systémique. Ce colonialisme qui dure dément les discours béats sur la décolonisation – vue de l’Europe –, quand pourtant la reconnaissance par l’ONU, en 2007, des droits des peuples autochtones (Bellier, 2013) a permis une plus grande visibilité de leurs revendications territoriales, de leurs conceptions et instances politiques, de leurs modes d’habiter, de leurs systèmes de pensée – qui pénètrent progressivement les mondes académiques. Or la question autochtone prend une tournure singulière quand les quelques pourcents de population mondiale que représentent les peuples premiers (5 %) deviennent des inspirateurs et ouvrent des pistes de devenir aux Occidentaux, c’est-à-dire à nous peuples du centre de l’Empire en proie à l’inquiétude anthropocénique. Le thème du « devenir autochtone » raconte bien la renaissance, dans la postmodernité, dans et contre la globalisation, des peuples autochtones : « cultural endurance is a process of becoming », écrit justement James Clifford (2013, p. 7). Mais, symétriquement, il raconte également, une réception par les Blancs, volontiers optimiste, fantasmée, intellectualisée même et certainement sélective en ce qu’elle a tendance à négliger les réalités sociales et politiques de la condition autochtone dans le monde et les difficultés des communautés locales à faire valoir leurs revendications dans les cadres état-nationaux qui les jugulent (Bellier et Hays, 2919). L’anthropologie, évidemment, contribue à cette renaissance/reconnaissance paradoxale : prise dans le « tournant ontologique » (Henare et al., 2007 ; Holbraad et al., 2014), représenté en France, au risque de la simplification, par l’œuvre de Philippe Descola (2005), embarquée dans les luttes décoloniales [9], elle est confrontée au processus de sa propre décolonisation – décrite en décolonisation de la pensée, de la recherche, des musées, voire de l’imaginaire... Les systèmes de pensée qu’elle décrivait (décrit) deviennent des pensées singulières, des métaphysiques, des théories philosophiques développées par des penseurs autochtones, qui demandent un « droit de cité » et une équité de dialogue (Todd, 2016) et appellent à « résister au désastre » (Glowczewski, 2011) dans un espace qui, désormais, ne peut plus être occidentalocentré (Sousa Santos, 2016).
Des résurgences : trois occurrences
Cette présentation des lieux-problèmes de notre temps ne rend compte ni des connexions ni des contradictions qui les traversent. Ainsi la question décoloniale doit-elle nécessairement prendre en compte les différences entre condition des peuples premiers et condition des afro-descendants, les différences de domination « anthropocénique » (extractivisme ou plantation) conjuguées aux différentes formes du colonialisme, et donc les convergences comme les divergences de lutte. On voit bien, également, si l’on suit les analyses de Malcom Ferdinand (2019), la nécessité de lier ces trois lieux afin de se défaire de la double fracture de la modernité, coloniale et environnementale, et d’ouvrir la voie à une « écologie décoloniale » fondée sur un décentrement – du monde des Blancs vers les populations et les intellectuel.le.s racisé.e.s – et « un changement de scène des productions de discours et de savoirs » (ibid., p. 30).
Pour ma part, je propose de problématiser une transversalité possible avec le thème des résurgences [10] qui, significativement, se trouve avoir fait l’objet de trois occurrences précises qui correspondent aux lieux énoncés.
Il est tout d’abord contenu dans le problème-anthropocène dans la mesure où le terme est, comme on l’a dit, controversé quant à la transition vers une nouvelle époque qu’il prétend définir. Où est la « soutenabilité » ?, se demande l’anthropologue Anna Tsing (2018). Réponse : dans la résurgence de l’Holocène, en tant qu’époque où « l’interaction de la forêt et du champ a réussi à préserver la viabilité », i. e. la viabilité multi-espèces, « intergénérationnelle pour les humains, leurs animaux domestiques, et les autres espèces ». La résurgence désigne la capacité de résilience ou de remédiation de milieux perturbés, par les humains ou autres, par le renouvellement des relations inter-espèces – la repousse de la forêt en est un exemple. Cette viabilité est menacée par la « plantation » anthropocénique qui, en son sens large, désigne la réorganisation, par simplification, du vivant – monoculture, exploitation intensive et industrielle des espèces végétales ou animales –, aux fins de son traitement « en ensemble d’actifs pour des investissements futurs », réorganisation entraînant la prolifération des ravageurs et des pollutions.
La deuxième occurrence accompagne un intérêt nouveau et appuyé pour les (biens) communs [11] et caractérise la politique de la terre-territoire et de l’habiter que les habitant.e.s de Notre-Dame-des-Landes expérimentent : la résurgence des communs et du faire commun (commoning) (Gutwirth et Stengers, 2016 ; Gutwirth, 2018) réfère tout à la fois au souci concret de protéger des terres agricoles de la bétonisation, au désir de réinventer des usages ruraux anciens dont on sait qu’ils ont été progressivement éliminés à partir du 18e siècle par le régime propriétaire capitaliste (Polanyi, 1983), d’explorer des manières autres de s’attacher au lieu, des solidarités et des interrelations situées – en dépit d’un droit défavorable car tout entier dévolu à la dépossession –, de plaider pour un habiter en forme de prendre soin, en sorte que le lieu, espace multispécifique, fruit d’une « relation symbiotique entre végétal, humain et animal », soit pratiqué et vécu « comme un alentour qui nous enveloppe et nous englobe » (Collectif, 2019).
Enfin, voici la troisième occurrence, soit le courant de pensée de la résurgence autochtone élaboré par des intellectuels, universitaires et artistes des premières nations Inuit et Métis au Canada (Alfred et Corntassel, 2005 ; Alfred, 2014 ; Coulthard, 2018 ; Simpson, 2018). En se donnant pour objectif de « reconstruire l’Autochtone dans sa terre, dans sa langue, dans ses pratiques culturelles » (Alfred) et d’affirmer sa présence – une présence qui ose signifier : « envers et contre tout nous sommes toujours là ! », ce courant, résolument anticapitaliste, fonde son analyse sur la singularité du colonialisme auquel il est confronté, un « colonialisme de peuplement » qui conditionne et contraint unilatéralement les relations entre les Nations autochtones et l’État. Il prône de ce fait la revitalisation d’une vision autochtone en dehors ou au-delà de l’État ce qui implique, d’une part, un rejet de la politique de la reconnaissance (Coulthard) dans la mesure où celle-ci ne met pas en cause le paradigme colonial mais au contraire valide la prétention de souveraineté de l’État, et, d’autre part, la mise en œuvre d’un processus de reconstruction interne de l’être, personne et communauté (Simpson), visant le recouvrement de l’autonomie, la réparation du corps et de l’esprit par la restauration du lien primordial à la terre-territoire.
Poursuivant la proposition d’Anna Tsing et prenant à bras le corps la complexité de situations anthropo-capitalocéniques menaçant les relations symbiotiques (sympoïétiques) unissant des peuples autochtones, des terres, des espèces animales et végétales et des écosystèmes, Donna Haraway propose de considérer les entrelacements par la science et par l’art que reconstruisent des situations de résurgence – faisant ainsi du Chthulucène leur lieu d’éclosion (Haraway, 2010, chap. 3). À la lumière de ces occurrences, qu’est-ce que la résurgence ? Au processus de prise et de déracinement, prises de terres, asservissement des êtres – qu’il soit déployé sous l’égide de la violence coloniale ou de la violence par simplification agricole, industrielle, urbaine, du vivant – (Giroud, 2019) peut dès lors être opposé un processus de reprise engagé sous l’égide de la restauration : restauration de la présence et de l’habiter placés sous le signe de l’interdépendance, d’alliances retrouvées entre humains et autres qu’humains ; reprise de ce qui a eu cours, qui a été interrompu, qui, aujourd’hui, pousse et insiste pour reprendre son cours et pour infléchir le cours du monde. La résurgence n’est pas un retour en arrière : les réalités holocéniques et anthropocéniques du vivant, bien qu’opposées, sont enchevêtrées dans notre présent (Tsing), la référence autochtone à la tradition doit être « consciente », c’est-à-dire adaptée aux situations actuelles (Alfred), les nouvelles insurgences d’ici et d’ailleurs peuvent être lues « comme un appel à la résurgence de notre capacité de penser et agir comme des commoners [engageant] l’invention d’un futur valant la peine d’être vécu » (Gutwirth 2018). La résurgence, c’est, à l’appui de l’affirmation d’héritages, une volonté de reprendre une histoire, naturelle et humaine, là où elle s’est, à un moment, arrêtée, là où elle a été perturbée et troublée, et de la faire, c’est-à-dire de l’engager ou de la réengager dans la réalité présente.
Cinq dénouements (au moins), pour continuer
J’avance qu’il n’y a pas de résurgence sans insurgence et inversement que les insurgences d’aujourd’hui se distinguent de celles d’hier en ce qu’elles se fondent sur le retour à des formes de vie éradiquées, laminées ou invisibilisées, en sorte qu’elles se soulèvent, se dressent littéralement contre les « autorités » ou les forces de contrainte anthropocéniques [12]. Engagées dans la recherche d’un futur vivable, elles procèdent de l’expérimentation de nouvelles structures de signification qui réévaluent la place des humains dans le vivant et dans le monde que ceux-ci engagent. On peut parler de recherche de recomposition ontologique autour de la redéfinition des attachements, des confiances, du sens de la continuité et de la durabilité, sachant que cette recomposition, pour être radicale, c’est-à-dire rompre avec l’ontologie de l’anthropocène – le dualisme naturaliste, pour le dire vite –, repense le rapport au passé, la conscience du temps, le sens du politique, et jusqu’aux modalités de la connaissance ; en ce sens elle est nécessairement épistémique. J’ai initialement envisagé que la recherche d’une nouvelle structure de signification s’adresse à une approche contre-hégémonique du patrimoine (Tornatore, 2019 a et b). Demeure cependant le piège de l’oxymore, aussi une pensée contre-hégémonique, face à l’anthropocène, ne cesse d’interroger la pertinence de la catégorie de patrimoine en sorte que, dans l’optique d’en changer, sa portée ne peut se limiter à la relation au passé. Expérimenter une autre structure de signification suppose de dénouer des liens afin de pouvoir en confectionner d’autres. Un dénouement, c’est d’une part l’action de dénouer, délier, détacher, défaire, libérer… et d’autre part l’action de mettre fin à un récit dont l’intrigue a été « bien » menée. Le récit en cause, c’est le récit de l’anthropocène. En première analyse, la composition d’un monde alternatif au monde anthropocénique implique au moins cinq dénouements, aux deux sens du mot.
Un premier dénouement d’ordre juridique suppose de sortir de l’imaginaire propriétaire qui équipe le formatage capitaliste étendu à toutes les formes de vie, et que l’État a accompagné et dont il s’est porté garant, en particulier en instaurant une forme de propriété collective, le patrimoine (public, national), qui dessine les contours d’une puissante entité de reconnaissance et d’appartenance, la nation, sans mettre en danger le principe de la propriété privée qui régit, par accumulation, l’ordre socio-économique. La propriété privée et la souveraineté étatique, structure de référence de la dépossession territoriale des corps collectifs terriens, par déracinement, en Europe dans le cadre de la réforme agraire et de l’industrialisation, dans le Nouveau Monde dans le contexte de la colonisation (Giroux, 2017, 2019), sont les deux faces de l’ordre capitaliste. Dans le cadre de ce dénouement, prend tout son sens le glissement de la propriété comme titre à la propriété comme faculté à habiter la chose (Vanuxem, 2018), de la propriété aux communs et ce, concomitant au passage d’un droit extractif, abstrait et déductif à un droit génératif, inductif, constamment en devenir (Gutwirth et Stengers, 2016 ; Gutwirth, 2018). Dénouer le droit, c’est l’ouvrir à d’autres conceptions de la possession (quelle que soit la chose possédée), à d’autres façons de la revendiquer – par ancestralité, par coutume, par usage en commun, etc. –, en somme à une territorialité relationnelle (Coulthard, 2018) nouant étroitement ontologie et politique.
Aussi, en bonne logique, le dénouement de l’ordre anthropocénique est-il simultanément politique. Là où celui-ci traite les êtres vivants et les choses comme des actifs, impose leur contrôle et leur aménagement – ceci vaut bien sûr pleinement pour le patrimoine –, son dénouement se donne pour objectif une culture de l’alliance, du prendre soin et du faire attention dont les interrogations permanentes ont trait à l’instauration de liens directs entre les humains et entre humains et non-humains, qui ne soient fondés ni sur la délégation ni sur la mise à distance, ni sur l’objectification ; aux formes de la représentation : comment des humains peuvent-il représenter des non-humains et porter leurs intérêts (Landivar et Ramilien, 2015, 2019) ? Comment représenter des passés ? ; aux conditions de la participation : comment prendre part sans prendre le pouvoir [13] ? Dénouer le politique, c’est réfléchir au contrat social qui fonde son organisation et la possibilité de troquer « notre » contrat fondé sur la revendication de possession, pour un contrat fondé sur la composition polyphonique [14].
Le dénouement est alors temporel. On sait que la modernité s’est fondée sur la rupture du présent avec le passé et l’institution consécutive, avec l’histoire et le patrimoine, du « passé-comme-un-autre » [15] et sur une conception du temps sinon linéaire du moins organisé et modulé sur la séquence passé-présent-futur. François Hartog (2003) a tenté de rendre compte des modulations de polarité de cette tripartition et fait du présentisme – un présent perpétuel –, vu comme le régime d’historicité devenu dominant, l’expression d’un brouillage des catégories temporelles, sinon d’un blocage de la flèche du temps. Aussi, paradoxalement, l’accélération et la fuite en avant – l’invocation coûte que coûte de la croissance ; limites du patrimoine comme instance de régulation – peuvent être vus comme les symptômes des ratés ou des échecs de la modernité – au sens où elle n’a pas tenu ses promesses quant au futur qu’elle annonçait. Dénouer le temps, c’est alors le ralentir, c’est le rendre relatif au temps des autres, c’est le pluraliser : temps cyclique, temps plié, temps vécus dans lesquels les passés et le « pas encore » habitent le présent et l’augmentent. Il faut suivre ici le programme de Boaventura de Sousa Santos (2016) consistant, contre « le gaspillage des expériences », à mettre en œuvre conjointement une « sociologie des absences », visant à étendre le présent aux expériences passées et présentes rendues inexistantes dans la tradition fondée sur la monoculture du temps linéaire, et une « sociologie des émergences » qui pousse à « rendre le futur rare et ainsi à en faire un objet de soin ». Dans une perspective qui n’est pas sans proximité, Jérôme Baschet propose de rompre avec « la tyrannie du présent », de sortir du « présent présentiste », constitutif de l’expansion du régime de temporalité propre au capitalisme, pour se défaire du temps chronologique – abstrait, vide et homogène – et voit l’émergence possible de régimes d’historicité et de temporalités dont les effets décisifs seraient de rouvrir le futur, non pour « revenir au futur de la modernité », régi par la loi du Progrès, mais un « futur-espérance », incertain mais concret, ancré dans l’expérience réelle, dans le moment et dans la durée du faire (Baschet, 2018, p. 298 et 304).
S’il est vrai que les conceptions du temps conditionnent la compréhension du monde, celle-ci ne peut plus être seulement occidentale (Sousa Santos, 2016) et appelle alors un dénouement cognitif. En préconisant l’ouverture de la production du savoir au « sentir-penser » (Escobar, 2018), les courants de la pluriversalité et de la pensée décoloniale invitent l’Occident à apprendre des peuples qui ont maintenu des modes de vie non-capitalistes, à apprendre du « Sud anti-impérialiste ». Dénouer la connaissance – perspective dans laquelle l’anthropologie doit renouveler son projet et s’engager comme force de transformation (Ingold, 2018 ; Glowczewski, 2020) –, c’est alors apprendre à apprendre et, par un dépassement de la monoculture du savoir scientifique, inscrire ce dernier dans une « écologie des savoirs » (Sousa Santos, 2016) traduisant l’impératif, face à/contre l’anthropocène, d’une justice épistémique. C’est aussi, dans la perspective de sortir de l’exceptionnalisme humain et parce que nous devons penser, ne pas renoncer à penser, se demander comment penser la pensée, comment connaître la connaissance, comment raconter les histoires (Haraway, 2020, p. 67) ; comment ne pas présumer des lieux, des formes et moyens de la pensée, de l’entendement, de la compréhension, de la relation, de la communication, de la sensation dès lors que cela concerne les autres qu’humains [16].
Enfin, la transition ou le basculement vers un monde post-capitaliste ne peut s’accomplir sans un dénouement technique, non seulement parce que les quatre précédents dénouements envisagés ont leur part technique, ou plutôt engagent un type de technicité, mais parce qu’il ne peut y avoir de savoir sans faire ou qui n’oriente un faire ; en outre l’expérience technique, outil et moyen de l’interaction ou de la transaction avec un environnement, est une expérience de connaissance – en ce sens le dénouement cognitif est nécessairement technique. Au-delà de ces généralités qui rappellent l’évidente technicité des activités humaines, il importe de souligner que l’Anthropocène désigne un système technologique et qu’il est développé au sein de l’ontologie naturaliste : les technologies industrielles au service de l’extractivisme comme la géo-ingénierie en sont parfaitement exemplaires, en tant qu’elles signifie la domination de la nature par la technique, relation opérée à un moment de l’histoire des sociétés occidentales et qui précisément a donné à « l’Occident » sa figuration politico-ontologique. Dans ce contexte, dénouer la technique serait réévaluer cette relation sur la base du trio nature/culture/technique. Sans doute ce travail a-t-il déjà connu des réalisations avant la lettre avec la sociologie des sciences et des techniques, du dénouage par symétrisation du Grand Partage à la théorie de l’acteur-réseau (autour de Michel Callon et Bruno Latour), ou avec l’ethnologie des techniques ou des cultures matérielles, appelée encore « technologie culturelle », appuyée en particulier sur les travaux d’André Leroi-Gourhan, se liant, dans les années 1970-1980, avec la veine des recherches sur les ethnosciences et postulant en somme que toute technique est une « ethnotechnique » [17]. Or, s’immisçant dans le débat anthropocénique, le philosophe Yuk Hui vient poursuivre sur nouveaux frais cette perspective, à partir de l’œuvre de Gilbert Simondon, en proposant d’intégrer le facteur technique dans la politique des ontologies. Soit un geste de réalisme : les cosmologies plurielles et singulières déclinées en ontologies (au sens de Philippe Descola) sont selon cet auteur des « cosmotechniques » car c’est par la technique que toute ontologie s’accomplit. Ainsi, dénouer la technique, serait moins dérouler l’opposition high tech/low tech qu’explorer les limites du concept actuel de technologie, réaffirmer la relation entre cosmologie, morale et technologie qui a disparu du système technologique anthropocénique – une manière de réévaluer la relation entre nature et technologie –, se réapproprier la technologie et l’ouvrir aux cultures non-modernes [18] afin d’inventer les cosmotechniques de/pour notre époque.
Ces dénouements, non limitatifs cependant, sont autant de manières d’approcher ou de décliner le thème des résurgences, positionnées face à l’anthropocène. Pris ensemble, ils constituent une force de transformation et les linéaments d’un futur rare et possible. On ne doit cependant pas ignorer les critiques qu’ont suscité le tournant ontologique et des pensées hâtivement mises dans un sac étiqueté « post-humanisme », en particulier pour leur empathie à l’égard des cosmologies autochtones. Ainsi l’anthropologue Alf Hornborg :
Ma position depuis de nombreuses années est qu’il n’y a pas moyen de ressusciter [resurrect] des ontologies qui se sont montrées incapable de résister à la modernité. Notre seul espoir est de comprendre, d’une manière nouvelle ce qu’est la modernité. Et c’est une chose que nous n’apprendrons jamais, je pense, de nos Autres non modernes, qui ont tendance à devenir aussi dépendants de la modernité – et possédés et attirés par elle – que nous le sommes » (Hornborg, 2018, ma traduction).
Nul doute à cet égard que le dénouement cognitif – techno-cognitif –, en ce qu’il repose précisément sur l’exploration de chemins de la connaissance fermés par la modernité, sera la pierre d’achoppement de la construction de ce futur, relativement à la manière dont « nous » serons capable de considérer les différences entre existants et d’en faire une condition de transition.
Notes
Bibliographie
Abensour Miguel, 2010, « Démocratie insurgeante et institution », dé(s)générations, n° 11, p. 5-12.
Abensour Miguel, 2012, La Démocratie contre l’État : Marx et le moment machiavélien, Paris, Félin.
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Jean-Louis Tornatore est anthropologue, professeur à l’Institut Denis Diderot, université de Bourgogne et membre du LIR3S. Spécialisé dans les questions de patrimoine, il travaille plus particulièrement sur les formes non institutionnelles d’attachements au passé et à la culture, et leur compréhension au sein des expériences de l’anticapitalisme et devant les enjeux de l’Anthropocène.
Site : https://lir3s.u-bourgogne.fr/membres/tornatore-jean-louis/
Pour citer cet article
Jean-Louis Tornatore
« Résurgences. Résurgences et insurgences face à/contre l’Anthropocène », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 21/04/2021, consulté le 07/12/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-12.