Gratte-ciel. Le gratte-ciel, une impasse en hauteur
Vocabulaire critique et spéculatif des transitions
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Gratte-ciel

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Le gratte-ciel, une impasse en hauteur

Thierry Paquot

Le gratte-ciel naît du désir de manifester la puissance économique de son propriétaire. Durant le XIXe siècle, d’immenses fortunes se constituent en une poignée d’années et les entreprises, étonnées de leur richesse et de leur pouvoir, se dotent d’impressionnants sièges sociaux, qui apparaissent alors. Le gratte-ciel devient emblème, logo, marque. Il symbolise l’audace capitalistique, le défi technique, la réussite du self-made-man qui rêve de compétition, d’enrichissement, de toujours plus et donc de toujours plus haut. Le gratte-ciel synthétise, paraît-il, les « progrès » constructifs de l’époque tout comme la démesure à laquelle aspirent ses commanditaires.

La fin du XIXe siècle voit triompher l’internationalisation du commerce (qu’on n’appelle pas encore globalization), la constitution d’empires coloniaux (« Le soleil ne se couche jamais sur l’Empire britannique »), la mécanisation de l’agriculture et sa « chimisation », l’entrée de la science dans tous les domaines (de l’agro-alimentaire à la communication). Simultanément, l’architecture et l’urbanisme se mondialisent avec comme produit-phare, le gratte-ciel. Que faut-il pour le construire ? Au moins trois ingrédients : l’ossature métallique, l’ascenseur et le téléphone. Ajoutons la législation foncière facilitant la conquête du ciel (on est propriétaire de m3 et non pas de m2, ce qui permet de vendre au voisin le volume non bâti sur sa parcelle) et la spéculation immobilière stimulant leur construction, que le zoning adopté par la ville de New York en 1916 va consacrer.

La tour impressionne. Massive, elle en impose et semble indestructible, or elle a une durée de vie limitée et doit être entrenue, ce qui a un coût... En France, la règle du prospect empêche qu’une tour se construise dans l’ombre d’une autre, laissant un terrain vide entre deux édifices, sauf dérogation, comme à La Défense. Ce qui restreint sa rentabilité. Là où les tours peuvent se côtoyer, la frénésie constructive les rassemble sans assurer un rapport au sol digne d’un espace public ouvert et accueillant et un voisinage sans nuisance. Seuls les étages élevés évitent l’ombre des autres buildings, aussi la valeur de chaque appartement dépend de son emplacement, reproduisant la vieille ségrégation entre ceux d’en bas et ceux d’en-haut, si bien mise en scène par J-G. Ballard, par exemple, dans I.G.H. Aux États-Unis, au cours des années 1880, les gratte-ciel (le mot skyscraper date de 1889) se multiplient dans les grandes métropoles (Chicago, Boston, New York, etc.) avant de conquérir le ciel de Londres, puis modifier la skyline des capitales européennes.

Est-ce pour affirmer leur indépendance et leur puissance que les leaders des États autoritaires (Chine, Russie, Inde, Arabie Saoudite, Dubaï, Philippines, Turquie, etc.) ou ceux des multinationales (américaines, allemandes, britanniques, françaises, etc.) se lancent dans la course à qui construira la plus élevée tour du monde ? Depuis le nouveau siècle, on n’a jamais érigé autant de gratte-ciels, aussi bien aux États-Unis qu’en Chine, et si le Burj Khalifa à Dubaï (2010, 828 m) détient le record du monde en hauteur, des concurrents sont annoncés, dont une tour de plus de 1 000 m (un kilomètre !) en Arabie Saoudite… Le système constructif s’est diversifié et des tours sont dorénavant bâties en béton armé, gros consommateur de sable. Comme celui disponible en Arabie est impropre à la fabrication du béton, il est importé d’Australie, mais aussi des côtes africaines, ainsi dépossédées non pas seulement de ce matériau mais des écosystèmes qui vont avec et de leur signification culturelle (la beauté d’un paysage, la présence de l’esprit des ancêtres, la grève jouant avec les vagues, etc.). Il y a un un trafic international du sable qui ravage des rivages de manière irréversible et pointe du doigt le gratte-ciel, comme prédateur.

En 1936, lors de ses conférences à Rio, Le Corbusier rêve d’une tour de 2 000 mètres pour Paris. Seuls des Japonais ont pour l’instant conçu un bâtiment de 4 kilomètres de haut ou une pyramide de 2 004 mètres (dite « TRY 2004 ») pouvant accueillir 700 000 résidants permanents et 800 000 salariés, sans toutefois les réaliser. Frank Lloyd Wright, partisan de la « ville dispersée », d’une ville-paysage, d’une ville-territoire, récuse « La tyrannie du gratte-ciel » (titre d’une de ses conférences en 1930). Il n’ignore pas les procédés techniques qui facilitent la construction en hauteur, mais s’il admet une « tourette », ici ou là, à un nœud de voies de communication, par exemple, il dénonce le tout tour :

Les gratte-ciel n’ont pas de vie propre, pas de vie à donner, n’en recevant aucune de la nature de la construction. Aucune. Et ils n’ont pas de relations avec les alentours. Parfaitement barbares, ils se dressent sans égards particuliers pour ces alentours, ni les uns pour les autres ; ils n’ont d’autre objet que de gagner la course ou d’attirer le locataire. L’espace, cet élément psychique plein de charme de la ville américaine, a disparu. À la place de ce sentiment subtil s’est installé le resserrement haut et étroit. L’enveloppe des gratte-ciel est sans morale, sans beauté, sans permanence. C’est une prouesse commerciale ou un simple expédient. Les gratte-ciel n’ont pas d’idéal unitaire plus élevé que le succès commercial. [1]

Il s’accorde sur ces points avec Lewis Mumford, critique d’architecture au New Yorker, qui révèle le lien quasi mécanique entre hauteur et spéculation [2]. Depuis, un analyste financier, Andrew Lawrence, a calculé un skyscraper index établissant une corrélation entre l’éclatement d’une « bulle spéculative » et la construction de gratte-ciel. Leur édification accompagne presque toujours un krach, comme en 1907, 1930, 1973, 1998 (pour Kuala Lumpur et les tours Petronas), 2008, etc.

Dans L’Architecture d’Aujourd’hui (mars/avril 1975), l’architecte Bernard Huet écrit :

Le gratte-ciel moderne est devenu un objet irrationnel anti-économique et absurde que la crise linguistique a totalement vidé de sa substance signifiante. D’abord, support du signe publicitaire, il s’est transformé en signe vide par excellence de l’espace moderne euclidien, isotrope, homogène. Sa mort est proche et il rejoint déjà au musée des grands mythes populaires les « villes flottantes et volantes » chargées de toutes les potentialités catastrophiques et apocalyptiques d’une société agonisante et convulsionnaire. Le cinéma commercial ne s’y trompe pas qui associe le gratte-ciel, le Zeppelin et le paquebot aux terreurs primitives de l’humanité, l’incendie, l’inondation et le tremblement de terre.

Trente ans plus tard, en 2004, Paul Virilio dénonce dans Ville panique. Ailleurs commence ici cette « impasse en altitude ». Pourtant, un architecturalement correct se met en place, insidieusement, et brandit la tour comme étant le must, la preuve du progrès, ce qu’il convient de bâtir, sans, à dire vrai, aucun argument convaincant. À l’heure d’une irréversible crise climatico-environnementale, il est aberrant de promouvoir ce type de construction énergivore et inurbaine, alors même qu’il nous faut inventer et expérimenter des manières écologiques inédites de rendre habitable notre petite planète.

En 1946, Jean-Paul Sartre enquête aux États-Unis et publie « New York, ville coloniale » dans Town and Country :

Quand nous avions vingt ans, vers 1925, se rappelle-t-il, nous avons entendu parler des gratte-ciel. Ils symbolisaient pour nous la fabuleuse prospérité américaine. Nous les avons découverts avec stupéfaction dans les films. Ils étaient l’architecture de l’avenir, tout comme le cinéma était l’art de l’avenir et le jazz la musique de l’avenir. Aujourd’hui, nous savons à quoi nous en tenir sur le jazz. Nous savons qu’il porte en soi plus de passé que d’avenir. […] Je vois au loin l’Empire State Building, ou le Chrysler Building, qui pointent vainement vers le ciel, et je songe soudain que New York est sur le point d’acquérir une Histoire et qu’il a déjà ses ruines. C’en est assez pour orner d’un peu de douceur la ville la plus rude du monde. [3]

En 1995, dans la revue américaine Metropolis, le sociologue et photographe Camilo José Vergara propose de transformer Detroit, capitale de l’industrie automobile alors en déconfiture, en une « Monument Valley urbaine », conservant les gratte-ciels dorénavant vides et transformant « une centaine de buildings abandonnés en un grand parc national ». Il réalise, sans le revendiquer, ce que Sartre suggérait 50 ans auparavant. Comment ne pas imaginer d’autres catastrophes urbaines à venir, les tours de Dubaï, Shanghai, New Delhi ou Istanbul, s’affaissant, étant éventrées, calcinées, effondrées et devenant des écomusées consacrés aux erreurs architecturales et aux accidents urbains, ou bien laissant la nature les submerger comme un tsunami de verdure avec des lianes et des racines ?

Déjà, en 1931, Gustavo Giovannoni dénonçait deux « pathologies urbaines », le skyscraper et le baraquement, le premier résulte de la richesse, le second de la pauvreté. Les deux échappent à toute décision politique démocratique. Je dois citer ce passage en entier tellement il résume encore bien la situation actuelle du gratte-ciel :

Si le skyscraper, du point de vue technique aussi bien qu’esthétique, peut être considéré comme la production la plus intéressante de l’architecture moderne, au point de vue urbanistique, c’est un tyran absurde et dangereux : au regard de l’hygiène, à cause de la carence d’air et de lumière qu’il provoque dans les rues comme à l’intérieur des édifices ; au regard des communications, à cause de la concentration démographique qui pèse de façon intolérable sur les moyens de transport, particulièrement aux heures de pointe ; au regard de l’économie, à cause de son incidence démesurée sur le prix des terrains et à cause de son gigantesque coût unitaire de fabrication qui, en faisant reposer, de façon irrationnelle, tout le poids de la construction sur une base réduite, oblige à en augmenter la résistance au-delà du nécessaire, ce qui rend le skyscraper six à huit fois plus coûteux qu’un édifice de capacité équivalente et de dimension ordinaire, bâti sur un terrain d’une superficie adéquate […]. [4]

En 1954, Guy Debord, dans Potlatch, publie « Les gratte-ciel par la racine » [5], qui critique Le Corbusier (« nettement plus flic que la moyenne », écrit-il) et ses « îlots fermés » dédiés à « la résignation automatique ». Une poignée d’années plus tard, Françoise Choay associe les premiers grands ensembles faits de tours et de barres à des « cages à poules », dans France-Observateur [6]. L’entassement, la promiscuité, la surdensité deviennent la norme de ce que Ivan Illich appelera des « garages » où les « usagers » ne peuvent aucunement laisser les traces de leur vie quotidienne, tant les réglements et le cadre bâti contraint appauvrissent leur « monde »… Les romans et le cinéma récusent la tour, elle est par nature « infernale », aucun roman, aucun film ne la magnifie, ce qui devrait questionner leurs promoteurs…

Le gratte-ciel a tout faux en matière d’écologie, il est énergivore avant même d’être inauguré. En effet, ses matériaux de construction (aciers spéciaux et vitrages sophistiqués) réclament beaucoup d’énergie pour être fabriqués. Il nous faut donc valoriser le « réemploi » (utiliser les bâtiments existants ou une partie de leurs matériaux) et le « BTP » (Bois, Terre, Paille et Pierre) et multiplier les expérimentations constructives décarbonnées. Ce n’est pas une éolienne plantée sur le toit ou une façade végétalisée et coûteuse à l’entretien qui le verdiront ! Avec le télétravail qui s’est développé durant la crise sanitaire, nous devons repenser les lieux de nos activités, aussi la tour de bureaux appartient-elle déjà au passé. Quant à la tour d’habitation, les charges doublent le loyer, elle est réservée à une clientèle aisée et peut rapidement se fermer à la ville et devenir une gated community verticale…

La configuration urbaine future, espérons-le, rompra avec le zoning et l’automobilisation pour renouer avec l’esprit de quartier qui facilite la combinaison judicieuse des territorialités et des temporalités de chacune et chacun. Seule l’arrière-garde politique, économique et architecturale défend le gratte-ciel, qu’elle tente de peindre en vert… Des élus écologistes, naïvement, croient que le gratte-ciel (en bois !) contrecarre l’étalement urbain, or il appartient à une même logique productiviste de fabrication de la ville avec la banlieue pavillonnaire, le centre commercial et l’autoroute urbaine. La question n’est pas celle d’une densité élevée – qui était la cible des hygiénistes de la fin du XIXe siècle – que celle d’une intensité urbaine pour laquelle nous disposons de nombreux exemples architecturaux compacts. Refuser le gratte-ciel énergivore et inurbain ne signifie pas accepter l’urbanisation diffuse, mais repenser les relations entre activités et résidence. Envoyer chaque matin des milliers d’employés dans une tour de bureaux, en voitures individuelles ou en transport en commun, pour qu’ils effectuent le trajet inverse le soir, est une absurdité déjà moquée au milieu du siècle dernier. On le voit bien, le gratte-ciel appartient à une organisation du travail, à une dynamique urbaine, à un mode de vie, qui ne visent aucunement le mieux-être de chacun, l’économie d’énergie, le respect des écosystèmes.

Notes

[1] Cf. L’Avenir de l’architecture, de Frank Lloyd Wright, traduit de l’américain par Georges Loudière et Mathilde Bellaigue, Paris, Les éditions du Linteau, 2003, p. 190.
[2] Cf. « Towers » de Lewis Mumford, American Mercury, vol. IV, février 1925, traduction française par Martin Paquot, dans Lewis Mumford, pour une juste plénitude, de Thierry Paquot, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2015, p. 78 et sq.
[3] Cf. « New York, ville coloniale », par Jean-Paul Sartre, Town and Country, 1946, repris dans Situations II, Paris, Gallimard, 2012, p. 313-314.
[4] Cf. L’urbanisme face aux villes anciennes, 1931, par Gustavo Giovannoni, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, Amélie Petite et Claire Tandille, Introduction de Françoise Choay, Paris, Seuil, 1998.
[5] Cf. Potlatch, n° 5, 20 juillet 1954.
[6] N° 364-2, mai 1957.


Thierry Paquot, philosophe et essayiste, a publié : La Folie des hauteurs. Critique du gratte-ciel (Infolio, 2017), Désastres urbains. Les villes meurent aussi (La Découverte, 2019), Mesure et démesure des villes (CNRS-éditions, 2020), Écologie des territoires. Transition et biorégion (sous la direction de, 2021) et Les bidonvilles (La Découverte, 2022) dans lesquels il revient sur les notions d’urbanité, d’habitabilité, d’écologie des territoires et de transition.




Pour citer cet article
Thierry Paquot
« Gratte-ciel. Le gratte-ciel, une impasse en hauteur », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne], mis en ligne le 15/12/2022, consulté le 21/11/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-26.