Les « associations pour le maintien d’une agriculture paysanne », leviers de transition ?
François Jarrige
Stéphane Gacon
Les « Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne » (Amap) entrent progressivement dans le langage commun. L’acronyme s’est largement imposé depuis qu’il a été officiellement déposé à l’INPI en 2003. Depuis 2010, ces associations locales se rassemblent aussi en un Miramap, ou mouvement interrégional des Amap, afin de renforcer la dynamique globale et structurer les échanges par-delà l’éparpillement local [1]. En France, on estime en 2020 à plusieurs milliers le nombre de ces associations qui œuvrent concrètement à la transformation du modèle agricole et alimentaire en réunissant des consommateurs et des paysans qui établissent entre eux un contrat pour la livraison hebdomadaire de produits agricoles locaux. Ceux-ci doivent être en circuit court et sont généralement distribués sous forme d’un panier de produits biologiques, qu’il s’agisse de légumes ou de produits transformés comme le fromage. Producteur et consommateurs s’associent par un contrat dans lequel l’agriculteur s’engage à fournir un panier par semaine à un prix équitable défini de façon transparente, tandis que les consommateurs s’engagent, de leur côté, en toute connaissance des diverses contraintes, notamment climatiques et saisonnières, à prendre le panier et à effectuer à tour de rôle des permanences pour la distribution, voire à aider ponctuellement le producteur pour le désherbage, ou la récolte.
Alors que la mondialisation et l’industrialisation de l’agriculture du XXe siècle ont toujours plus éloigné les lieux de production et de consommation des produits agricoles et alimentaires, ces associations, nées au début du XXIe siècle, visent à les rapprocher en créant un contrat qui lient étroitement producteurs et consommateurs. Portées par de petites équipes de bénévoles, initiées localement, par en bas, sans intervention ni généralement de soutien des pouvoirs publics, elles assurent et recréent un lien avec le producteur pour la communication et l’information, pour la recherche des produits, la gestion des inscriptions, l’organisation de la distribution, etc. La très grande diversité des situations locales fait que chaque Amap est différente en fonction de son histoire, de sa région, de l’identité des acteurs impliqués, rendant difficile tout jugement trop global ou surplombant.
L’histoire de ces associations destinées initialement à offrir des outils juridiques et organisationnels pour résister à l’agriculture industrielle et ses ravages sociaux et environnementaux, est de mieux en mieux connue. Le récit généalogique admis inscrit l’expérience française des Amap dans la filiation des teikei japonais nés dans les années 1960-1970 en réponse à la modernisation accélérée du pays et à la dégradation de la qualité des produits alimentaires. Ce système coopératif a ensuite essaimé dans les expériences communautaires des années 1970 en Allemagne avant de se développer en Amérique du Nord dans les années 1980 sous le nom de CSA (Community Supported Agriculture), puis dans l’Europe entière avec les Gruppi de acquisto solidale florentins, les associations d’Agriculture contractuelle de proximité suisses, les Groupes d’achat solidaires de l’agriculture paysanne belges ou les Solidarische Landwirtschaft allemandes [2].
L’éclosion de ces associations dans les années 1990 est étroitement liée à la vague néolibérale qui a eu des effets particulièrement dévastateurs dans l’industrie-agroalimentaire et la grande distribution. Les crises sanitaires des années 1980 (maladie de la vache folle, affaire du poulet à la dioxine) ont suscité une inquiétude qui a conduit un certain nombre de consommateurs à renouer avec des pratiques d’approvisionnement de proximité au moment où l’altermondialisme faisait la promotion d’une agriculture plus respectueuse de la nature et des hommes, à la fois capable de conjuguer terroir et enjeux planétaires en renouant avec le discours écologique sur « l’autre monde » développé par les promoteurs de l’agriculture alternative des années 1970 [3].
En France, la première Amap a vu le jour à Aubagne, dans les Bouches du Rhône, en 2001 à l’initiative d’un couple de maraichers, avant d’essaimer dans l’ensemble du pays. Si les Amap s’inscrivent dans une réflexion sur l’agriculture paysanne qui s’est exprimée dans les années 1980 contre la FNSEA et l’agriculture productiviste autour de la Confédération paysanne, elles font, comme ailleurs, écho à l’histoire longue des débats sur la proximité, sur le refus des intermédiaires marchands et la recherche d’un autre rapport à la production. Si les Amap sont étroitement liées aux mouvements de contestation de la société de consommation des années 1970, elles ne s’y réduisent pas et se nourrissent également, bien au-delà, de nombreuses expériences critiques et alternatives des XIXe et XXe siècles, en particulier dans un pays où le nombre et l’importance des petits paysans fut sans commune mesure avec ce qu’ils étaient dans les grands pays d’agriculture concentrés comme l’Allemagne et les États-Unis.
Les Amap appartiennent par ailleurs à une vaste nébuleuse de systèmes alternatifs de distribution alimentaires, très divers et complexes, qui n’a cessé de fleurir depuis un siècle et qui connait une revitalisation depuis quelques décennies : on y trouve différentes formes de vente directe (marchés de plein vent, marchés fermiers, vente ou cueillette à la ferme), des associations entre producteurs et consommateurs (coopératives, Amap), des formes de production directe (jardins communautaires ou scolaires), des structures et administrations communales ou territoriales d’approvisionnement et de distribution alimentaires (food policy councils, food security safety nests) auxquelles doivent être rattachées en France les multiples initiatives des collectivités territoriales en faveur d’une alimentation locale [4]. La « frénésie des circuits courts » [5], la multiplication de pratiques dévoyées et la captation des initiatives par les Chambres d’agriculture ou les collectivités territoriales a contribué, selon certains analystes, à en changer le sens, mettant au premier le plan le territoire, l’économique et l’identité, au dépend de la relation, de l’écologique et du social. C’est la raison pour laquelle les promoteurs des AMAP ont été vigilants à défendre la « charte » qui les lie – elle a été retouchée en 2013-2014 en ce sens – et à consolider les liens organiques qui les rassemble de manière à écarter les pratiques hétérodoxes comportant le risque de diluer l’idéal [6].
Depuis 20 ans, le foisonnement d’expériences et d’initiatives autour des Amap retient abondamment l’attention des chercheurs, notamment parmi les sociologues de l’agriculture et de l’alimentation qui explorent le champ des possibles de ces initiatives, leur fonctionnement comme la diversité des collectifs d’acteurs qui y sont impliqués [7]. Certains y voient un aspect important de l’économie sociale et solidaire en voie d’institutionnalisation [8], d’autres y détectent de simples gadgets promus par des consommateurs urbains en manque de nature et déconnectés du monde rural [9]. Pourtant, loin de se limiter à quelques cercles de la bourgeoisie urbaine, les Amap sont d’abord nées dans une région rurale (Paca) où elles sont toujours les plus nombreuses. La sociologie des adhérents montre aussi qu’il s’agit de milieux sociaux divers, disposant généralement d’un niveau de diplôme et de qualification supérieur à la moyenne, et que ce sont souvent des citadins qui ont gardé un lien fort avec la campagne, voire avec le monde agricole, même si les motivations sont diverses et l’implication variable selon les individus et les lieux [10]. Si les Amap s’inscrivent dans de subtils enjeux sociaux, permettant parfois à une petite bourgeoisie rurale de trouver des moyens de distinction à la campagne, elles ne se limitent jamais à cette dimension [11]. Par ailleurs, loin d’isoler questions sociale et écologique, les Amap tentent au contraire de les rapprocher en permettant la survie sur place d’un réseau dense de petits producteurs aux revenus modestes, tout en offrant à des prix abordables des denrées alimentaires de qualité [12]. Contrairement aux idées reçues, les enquêtes ont montré que le prix des paniers était généralement peu élevé, ce qui peut contribuer, en favorisant l’approvisionnement en produits frais, mais à cuisiner, à faire baisser le budget consacré à l’alimentation en comparaison de l’achat de produits préparés dans le système conventionnel [13].
Mais ces expériences ne peuvent s’analyser du seul point de vue technique ou agronomique, ou en termes d’efficacité productive comparée à l’agriculture dominante et son système de distribution. Elles sont avant tout des formes politiques qui visent à redéfinir les relations marchandes. L’enjeu de ces initiatives d’origine associative est en effet de recréer des liens de solidarité, de répondre au manque d’infrastructures de distribution de produits frais dans les quartiers défavorisés où leur absence est la plus criante, d’interroger aussi la construction et l’élaboration de la qualité des produits, de mener une réflexion sur le droit à la nourriture et sur les formes de la démocratie et de la souveraineté locale à l’ère de la globalisation.
Les partisans et praticiens de ces expériences de circuits courts ne les considèrent généralement pas comme des outils de transition immédiate, comme des alternatives viables pour tous, ou susceptibles de remplacer à court terme le système de production/distribution/consommation dominant. La question de la finalité, est en effet, au cœur des débats au sein des AMAP et du réseau d’AMAP. La réponse n’est pas unanime, mais il s’agit plutôt pour l’instant, pour ceux qui le pratiquent, d’un système alternatif à vocation pédagogique. Cette dimension est d’ailleurs revendiquée et les « amapiens » voient dans leurs associations des outils parmi d’autres pour inventer de nouveaux rapports de force sociopolitiques tout en offrant des alternatives concrètes accessibles au plus grand nombre [14]. Le réseau Miramap s’était d’ailleurs associé en 2013 à d’autres acteurs et initiatives dites de la transition, aux côtés du producteur d’énergie Enercoop ou Énergies partagées, de la finance Coopérative éthique et La Nef, ou encore avec l’association Terre de liens qui milite contre la concentration foncière. Face à l’industrialisation et à la standardisation croissante des produits sortant du système agroalimentaire, et commercialisés via des grandes surfaces dominées par quelques groupes géants, ces expériences sont-elles porteuses d’un processus de requalification des consommateurs ? S’il serait absurde d’idéaliser ces expériences, ou d’en faire des panacées indépassables, il l’est tout autant de les caricaturer au nom d’une vaine « utopie ». La question de l’autonomie alimentaire et la résistance à l’agro-business productiviste et mondialisé méritent mieux que la critique condescendante qu’on leur adresse parfois.
La distribution de paniers de produits biologiques locaux peut certes paraître bien vaine aux regards des immenses défis écologiques et sociaux du présent. Ces expériences rencontrent par ailleurs de nombreuses limites qui conduisent à s’interroger sur l’efficacité et la réalité de la transition qu’elles impliquent. Leur impact demeure souvent limité, même si certaines existent désormais depuis de nombreuses années, ces associations demeurent précaires et reposent sur l’engagement et le bénévolat de quelques militants qui, parfois, s’épuisent. La critique la plus fréquente reproche aux Amap de dépolitiser les enjeux écologiques en les limitant bien souvent à de petits gestes individuels, ou au maintien d’une niche réduite d’alternatives à côté d’un système alimentaire toujours plus concentré. Mais les animateurs du mouvement eux-mêmes en ont conscience, et mettent en garde contre les risques « d’atomisation, d’absorption ou de conventionnalisation » que courent toutes les initiatives alternatives de ce type [15]. L’actuelle conversion des pouvoirs publics au paradigme des circuits courts, qui s’est sans doute intensifié à la faveur de la crise de la Covid-19, montre le risque constant de récupération alors que les Amap constituent, souvent malgré elles, d’utiles alibis pour maintenir ailleurs des pratiques moins vertueuses.
Même si elles sont parfois de simples gadgets et des instruments potentiels de greenwashing, les Amap peuvent aussi être des ferments concrets de transition locale, de pratiques différentes, qui mobilisent au-delà des réseaux militants habituels. Les questions que posent finalement ces expériences sont multiples et riches, l’une de leur force est d’ailleurs de maintenir vivant l’idéal d’un autre modèle agricole, articulé à une myriade d’actions concrètes. Peuvent-elles transformer les rapports de pouvoir dans le système alimentaire global ? Sont-elles susceptibles d’introduire de nouvelles formes de citoyenneté et de démocratie ? Les processus de re-localisation de la production et de la consommation alimentaire revendiqués par ces systèmes sont-ils porteurs d’égalité et de justice sociale ? Quelles modifications induisent-ils dans la relation entre sociétés et espaces naturels ? Toutes ces questions sont profondément politiques et au cœur des débats actuels sur les urgentes « transitions » à engager. Les Amap – avec bien d’autres – contribuent à inscrire ces enjeux au cœur du débat public, tout en contribuant concrètement et localement à des réformes des modes de vie et des pratiques sociales.
Notes
Stéphane Gacon est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, LIR3S. Ses recherches portent sur l’histoire sociale et politique de la France contemporaine (fin XIXe-XXe siècle), en particulier la résolution des conflits sociaux et politiques, la nature du régime républicain et les rapports entre histoire et mémoire.
Site : https://lir3s.u-bourgogne.fr/membres/gacon-stephane/
François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, LIR3S. Il s’intéresse à l’histoire des sociétés industrielles et interroge les conflits, débats et controverses qui accompagnent les changements techniques et l’industrialisation de l’Occident.
Site : https://lir3s.u-bourgogne.fr/membres/jarrige-francois/
Pour citer cet article
François Jarrige
Stéphane Gacon
« AMAP. Les « associations pour le maintien d’une agriculture paysanne », leviers de transition ? », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 09/03/2021, consulté le 21/11/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-3.