La fuite en avant technosolutionniste
Nicolas Le Dévédec
Né à la fin des années 80 aux États-Unis au sein de laSilicon Valley, véritable creuset de la cyberculture mondiale, le « transhumanisme » désigne un courant de pensée regroupant une diversité d’acteurs, ingénieurs, philosophes, entrepreneurs et militants regroupés en associations, qui défendent et promeuvent l’« augmentation de l’être humain » (human enhancement), c’est-à-dire l’amélioration radicale de ses capacités physiques, intellectuelles et émotionnelles au moyen des avancées technoscientifiques et biomédicales. Longtemps confinés à un petit cercle d’ingénieurs et de futurologues issus de la part la plus technophile de la contre-culture américaine [1], le mouvement et ses promesses d’un humain affranchi de toutes limites biologiques connaissent depuis plusieurs années une popularité forte. Appuyés par des centres universitaires importants, tel le Future of Humanity Institute de l’Université d’Oxford, ou des think tanks influents, comme l’Université de la Singularité en Californie, et soutenu par de grandes entreprises qui, de Google à Amazon, investissent et capitalisent abondamment sur les promesses d’augmentation et de vie éternelle, le transhumanisme s’impose comme une réalité idéologique, politique autant qu’économique incontournable de notre temps, dessinant les contours d’un nouveau Grand Récit.
Pour les transhumanistes, l’être humain, tel que nous le connaissons actuellement, ne serait qu’un être transitoire dans l’échelle de l’évolution. Il serait en effet technologiquement appelé à disparaître pour donner naissance à un être nouveau, plus beau, plus fort, plus intelligent. Tel est l’imaginaire de l’humain augmentéou du posthumain que ses défenseurs propagent. Publiée en 1998, la Déclaration transhumaniste, document historique de référence du mouvement, souligne avec force ce bouleversement technoscientifique irrémédiable de la condition humaine qui serait aujourd’hui en cours et dont il s’agirait de hâter le développement :
« L’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain puisse subir des modifications, tel que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, la capacité de moduler son propre état psychologique, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers [2]. »
Le rapport américain publié en 2002 intitulé « La convergence des technologies pour améliorer les performances humaines », déclarait déjà dans le même sens : « C’est un moment unique dans l’Histoire des réalisations techniques ; l’amélioration des performances humaines devient possible par l’intégration des technologies [3]. » Auteur de l’ouvrage La révolution transhumaniste, le philosophe français Luc Ferry abonde en ce sens : les « innovations aussi radicales qu’ultrarapides » associées à la convergence des technosciences que l’on désigne aujourd’hui couramment par l’acronyme NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information et sciences cognitives), « vont probablement faire changer la médecine et l’économie davantage dans les quarante ans qui viennent que dans les quatre mille ans qui précèdent [4] ». Il ne fait plus aucun doute, s’enthousiasment les représentants de l’Association française transhumaniste Didier Coeurnelle et Marc Roux : « L’humanité se trouve désormais en mesure d’orienter volontairement sa propre évolution biologique [5]. »
Placée sous le signe de l’évolution et de l’adaptation, la transition
s’énonce bien d’emblée chez les transhumanistes comme un projet résolument
biomédical et technoscientifique : celui de transformer l’être humain et
son corps en vue d’accéder rien moins qu’à un nouveau stade de l’évolution.
Qu’il s’agisse d’augmenter techniquement les performances corporelles,
d’améliorer les capacités cognitives telles que la mémoire, l’attention ou
la créativité, de maîtriser les émotions, le sens moral et l’empathie
humaine grâce à la pharmacologie, qu’il s’agisse encore de pouvoir
déterminer les caractéristiques génétiques de ses propres enfants ou de
repousser les frontières de la mort pour en faire non plus une nécessité de
la vie, mais une option parmi d’autres devant relever ultimement du choix
individuel, le continent des promesses transhumanistes semblesans
limites. Ce faisant, tout à l’encontre de promouvoir une conception proprement
politique de la transition – qui implique une remise en cause et une
transformation profonde de nos modes de vie et de notre modèle de société
pour répondre à l’urgence écologique – le projet transhumaniste s’apparente
bien davantage à une fuite en avant technosolutionniste. Centré sur l’idée
de changer l’être humain, jugé déficient, plutôt que sur celle de changer
de monde, le transhumanisme promeut une conception dépolitisée et
technocentrée de la transition, incitant au remodelage technoscientifique et
biomédical complet des corps et des vies, dans leur matérialité biologique
même, afin d’adapter les individus aux flux globalisés de l’accélération et
à la destruction de l’environnement que ces derniers provoquent.
Un humain en transition : retour sur la quête transhumaniste d’un humain augmenté par les technosciences
Futurs « hommes-OGM » et cyborgs ! Vous n’avez rien à perdre, si ce n’est vos corps humains, mais des vies plus longues et des cerveaux plus gros à gagner ! Transhumanistes de tous les pays, unissez-vous ! 6]
C’est sur cet appel que le sociologue et bioéthicien américain James Hugues – figure importante du mouvement ayant été directeur général de 2004 à 2006 de l’Association transhumaniste mondiale – clôt l’un des nombreux ouvrages-manifestes du mouvement. L’une des convictions communément partagées par les transhumanistes est en effet que l’espèce humaine, telle que nous la connaissons aujourd’hui, ne représente qu’un stade transitoire de l’évolution, un stade appelé à être dépassé. Les possibilités inédites que recèlent les avancées technoscientifiques et biomédicales sont en effet pour eux porteuses d’une révolution historique d’ampleur par laquelle les êtres humains pourront s’affranchir de leurs limites biologiques. Comme l’exprime le philosophe et sympathisant transhumaniste John Harris : « Le point important est que nous avons atteint un stade inédit dans l’histoire de l’humanité : de futures tentatives pour améliorer le monde impliqueront non seulement que le monde soit changé, mais que l’humanité elle-même soit transformée. Les conséquences en seront peut-être que nous-mêmes, ou bien nos descendants, cesserons d’être humains au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme [7]. » Si l’apparition du mouvement transhumaniste date des années 80, c’est toutefois au biologiste Julian Huxley que l’on devrait l’emploi, vraisemblablement l’une des premières fois, du terme « transhumanisme ». Frère d’Aldous Huxley, le célèbre auteur du roman de science-fiction Le meilleur des mondes, Julian Huxley fait paraître en 1957 le petit ouvrage New Bottle for New Wine, dans lequel il défend une conception scientiste du progrès, voyant dans le développement des sciences et des technologies le moyen de réaliser le plein potentiel de l’être humain pour ultimement le transcender. C’est pour qualifier cette croyance qu’il propose le terme « transhumanisme » :
L’espèce humaine peut, si elle le souhaite, se transcender elle-même – pas de façon simplement sporadique, un individu ici d’une manière, là un individu d’une autre manière – mais dans son intégralité en tant qu’humanité. Nous avons besoin d’un nom pour cette croyance. Peut-être transhumanisme conviendra-t-il : l’homme restant l’homme, mais s’auto- transcendant, en réalisant de nouvelles possibilités de et pour la nature humaine [8].
Cette idée de transcender techniquement la condition humaine sera reprise et amplifiée, durant les années 60 et 70, par les pionniers du mouvement que sont Robert Ettinger, père fondateur du mouvement de la cryogénisation [9], auteur en 1962 de La Perspective de l’immortalité, et l’essayiste futurologue Fereidoun Esfandiary, alias FM-2030. Qu’il soit question d’allonger radicalement l’espérance de vie ou de s’accomplir dans une forme de vie supérieure avec les biotechnologies, l’ambition de repousser techniquement toutes les limites biologiques connues est au cœur de leurs pensées, et constituera un leitmotiv majeur du mouvement transhumaniste.
Dans son ouvrage Êtes-vous un transhumain ? publié en 1989, Fereidoun M. Esfandiary écrira à ce sujet : « Quelles limites ? Les seules limites sont dans l’imagination de certaines personnes. Il est ridicule de parler de limites à ce moment même de notre évolution, alors que nous sommes en pleine expansion dans un univers sans limites de ressources illimitées – espace illimité – temps illimité – potentiels illimités – croissance illimitée [10]. » Cet appel à s’émanciper de toutes les limites vivantes se retrouvera parmi les principes centraux de l’extropianisme [11], premier courant de pensée transhumaniste systématisé à la fin des années 1980 par le philosophe anglais Max More, aujourd’hui à la tête de l’entreprise de cryogénie Alcor, basée en Arizona :
Nous n’acceptons pas les aspects indésirables de la condition humaine. Nous mettons en question les limitations naturelles et traditionnelles de nos possibilités. Nous défendons l’utilisation de la science et de la technologie pour éradiquer les contraintes pesant sur la durée de vie, l’intelligence, la vitalité personnelle et la liberté. Nous reconnaissons l’absurdité qu’il y a à se contenter d’accepter humblement les limites « naturelles » de nos vies dans le temps. Nous prévoyons que la vie s’étendra au-delà des confins de la Terre — le berceau de l’intelligence humaine et transhumaine — pour habiter le cosmos [12].
C’est cette aspiration à repousser toutes les limites naturelles, jugées fondamentalement indésirables, qui nourrit l’ambition à la base de toute la philosophie transhumaniste d’aller littéralement « au-delà de l’humain ».
Cofondateur en 1998 de l’Association transhumaniste mondiale, rebaptisée en 2008 Humanity +, le philosophe transhumaniste Nick Bostrom, directeur depuis 2005 de l’Institut pour le Futur de l’Humanité de l’Université d’Oxford, résume très bien cet objectif : « Les transhumanistes espèrent qu’en utilisant de manière responsable la science, la technologie et d’autres moyens rationnels, nous parviendrons un jour à devenir des êtres post-humains dotés de capacités bien plus importantes que celles des êtres humains actuels [13]. » Grâce aux avancées technoscientifiques et biomédicales, les transhumanistes ambitionnent ainsi de devenir les « designers de notre propre évolution [14] ». Une évolution post-darwinienne qui serait régie non plus par le hasard et la nécessité naturels, mais, au contraire, selon notre choix et notre volonté : « Ce nouveau processus de changement évolutif remplacera la sélection naturelle par la sélection délibérée, l’évolution darwinienne par “l’évolution augmentative” [15]. » Une prise en main de notre propre évolution qui permettra selon les transhumanistes de transiter vers une forme de vie humaine technologiquement augmentée, culminant dans le fantasme de se délivrer de la mort en tant que telle, soit de pouvoir vivre plus longtemps, voire indéfiniment [16]. Assimilée ni plus ni moins à une maladie dont il faudrait guérir, la vieillesse constitue en effet l’ultime obstacle à franchir pour les transhumanistes. Comme l’écrit le transhumaniste français Marc Roux :
L’une des barrières mentales qu’il peut sembler la plus difficile à renverser est celle de l’idée que l’inéluctabilité d’une mort attendue tout au plus après environ un siècle de vie est une chose normale et bonne. Le transhumanisme propose de se libérer de cette « gestion de la terreur » que nous impose la perspective de notre mort et envisage une amortalité, soit une vie affranchie de l’essentiel des maladies et du vieillissement, susceptible d’atteindre plusieurs siècles et théoriquement d’une durée de vie indéfinie [17].
La transition comme adaptation : la bio-ingénierie de l’être humain pour sauver la planète
S’il est bien question de « transition » dans le transhumanisme, celle-ci n’a ainsi pas grand-chose à voir avec le projet socioécologique de transformer politiquement nos conditions de vie pour répondre à l’urgence écologique. La transition dont il est question s’apparente plutôt au projet totalement démiurgique et prométhéen de modifier l’espèce humaine dans l’objectif de la soustraire à toute limitation biologique. Avec le transhumanisme, et cela inclut la branche du mouvement qui se revendique ces dernières années d’une approche plus sociale et progressiste, il n’est de fait pas tant question de remettre politiquement en cause notre monde – en l’occurrence, le monde capitaliste industriel et ses valeurs centrales de croissance et de productivité illimitées – que d’y conformer l’être humain et la vie en soi par les technosciences. Changer l’être humain pour mieux ne pas changer de monde constitue le ressort politique profond du mouvement [18]. La transition que les transhumanistes appellent de leurs vœux s’apparente de ce point de vue à une véritable fuite en avant technoscientifique, particulièrement frappante lorsque l’on aborde le sujet de l’écologie auquel s’intéressent un certain nombre de transhumanistes ces dernières années.
L’une des principales revendications portées par le transhumanisme, comme nous venons de le voir, est de faire reculer, voire d’abolir la mort en tant que telle. Vivre plus longtemps en bonne santé, dans une perspective qui ne vise pas tant l’immortalité que l’amortalité – c’est-à-dire la possibilité hautement spéculative de ne plus mourir du vieillissement, les transhumanistes ne pouvant exclure celle de mourir par un accident –, constitue l’ultime horizon transhumaniste. Mais encore faut-il que l’avenir de la planète soit garanti pour que les transhumanistes puissent jouir de cette vie illimitée : « Une vie beaucoup plus longue en bonne santé, premier objectif des techno-progressistes, n’est possible que dans un environnement durablement viable [19] », constatent amèrement Didier Coeurnelle et Marc Roux. C’est pour répondre à cet objectif que plusieurs penseurs transhumanistes se sont attelés ces dernières années à promouvoir une forme de transhumanisme soutenable ou d’éco-transhumanisme [20]. Les solutions qu’ils envisagent pour répondre à la crise écologique sont néanmoins symptomatiques du renoncement social et politique qui structure fondamentalement le mouvement. Car il n’est en effet pour eux pas tant question d’interroger le bien-fondé de la civilisation industrielle capitaliste que d’adapter techniquement l’humain à la dévastation contemporaine de l’environnement [21].
Dans leur ouvrage Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès social, les représentants de l’Association transhumaniste française, Didier Coeurnelle et Marc Roux, mettent ainsi de l’avant la nécessité d’intervenir techniquement sur la psychologie humaine afin d’en neutraliser les tendances supposément les plus néfastes :
Un des espoirs est que la capacité d’intervention sur le cerveau nous permettra un jour d’auto-réguler – chacun en toute liberté et conscience – nos niveaux de sensibilité morale. Il s’agira par exemple d’abaisser le besoin de sécurité matérielle qui peut pousser aux réflexes de consommation et d’accumulation. L’objectif de frugalité mis en avant par les objecteurs de croissance peut être favorisé en modifiant les tendances profondes de la psychologie humaine [22].
Adhérant entièrement à la thèse de l’homo oeconomicus, en vertu de laquelle l’être humain serait par nature un être égoïste et rationnel, les deux auteurs parviennent ainsi à la conclusion que l’augmentation technologique se présente comme l’unique perspective pouvant répondre aux limites d’un être par essence diminué et imparfait. À travers ce raisonnement entièrement réductionniste et biologisant, seule l’intervention biotechnologique peut de fait contribuer à corriger ce qui se présente d’emblée comme une déviance instinctuelle humaine. Faisant fi de tout ce que l’on sait anthropologiquement des sociétés premières [23], sociétés dans lesquelles l’immense majorité de l’humanité a vécue, les deux auteurs vont même jusqu’à envisager des modifications biotechnologiques du corps humain pour encourager l’avènement d’un être humain qui serait biologiquement moins gourmand et donc moins polluant : « L’idée que les modifications progressives de la biologie de l’humain pourraient nous conduire à disposer de corps énergiquement plus efficaces, moins gourmands en eau ou en calories est encore très spéculative, mais elle pourrait être réalisable un jour [24]. »
Loin d’être isolée, cette idée de procéder à une réingénierie technoscientifique du corps humain pour faire face au défi climatique est soutenue par plusieurs chercheurs transhumanistes. Dans un article publié en 2012, intitulé L’ingénierie humaine et le changement climatique [25], les chercheurs Matthew Liao (philosophe en bioéthique et directeur du Center of Bioethics de l’Université de New York), Anders Sandberg (futurologue et membre du Future of Humanity Institute à l’Université d’Oxford) ainsi que Rebecca Roache (philosophe à l’Université de Londres), envisagent ainsi le plus sérieusement du monde de recourir à des formes de modifications technoscientifiques de l’espèce humaine afin de réduire son empreinte écologique. L’idée n’est rien moins que de donner naissance à des êtres génétiquement éco-techno-responsables :
Dans cet article, nous explorons un nouveau type de solution au problème du changement climatique. Nous appelons ce genre de solution l’ingénierie humaine. Cela implique la modification biomédicale des humains afin de diminuer leur impact sur le changement climatique. Nous ferons valoir que l’ingénierie humaine offre potentiellement un moyen efficace de lutter contre le changement climatique [26].
Parmi ces modifications, les auteurs envisagent aussi bien l’usage de la pharmacologie pour rendre les êtres humains intolérants à la viande, sachant que l’élevage industriel constitue l’un des facteurs importants de la pollution, que la production génétique d’êtres humains de petite taille. En effet, un autre exemple frappant d’ingénierie humaine est la possibilité de rendre les humains plus petits. Les empreintes écologiques humaines sont en partie corrélées avec notre taille. Nous avons besoin d’une certaine quantité de nourriture et de nutriments pour maintenir chaque kilogramme de masse corporelle. Cela signifie que, toutes choses étant égales par ailleurs, plus une personne est forte, plus il lui faut de la nourriture et de l’énergie [27].
Réduire la taille des êtres humains pour sauver la planète, voilà bien résumée, jusqu’à la caricature, la conception technocentrée et dépolitisée de la transition promue par les transhumanistes. En phase avec le nouvel esprit biotechnologique du capitalisme, le transhumanisme aboutit en somme à la pire lecture qui soit de l’Anthropocène, cette période où l’être humain et ses activités s’imposent comme une force géologique déséquilibrant l’ensemble de notre biosphère. Ne s’attaquant jamais aux causes sociales et politiques de la crise écologique, le mouvement nourrit une fuite en avant techniciste qui dédouane la civilisation capitaliste technoscientifique et son idéologie de la croissance infinie de toute responsabilité. De ce point de vue, le transhumanisme et ses projets de bio-ingénierie de l’être humain ne représentent jamais que l’autre face prométhéenne des projets de géo-ingénierie de la planète défendus aujourd’hui par des courants tels que l’écomodernisme [28].
Entre la dépossession politique et la dévastation écologique : l’horizon transhumaniste de l’émancipation
Si elle contrevient à l’instauration d’une véritable transition socioécologique, l’entreprise transhumaniste de domination et de maîtrise technoscientifique de l’humain emporte en outre d’importantes conséquences, tant au niveau politique qu’à celui écologique. Politiquement, parce qu’en nourrissant une conception technocentrée de l’émancipation humaine, elle concourt en premier lieu à tout sauf à notre autonomie politique. L’idéal de la « délivrance [29] » technoscientifique sur lequel s’appuie en effet le mouvement ne conduit pas à repousser et supprimer toutes ces limites, humaines et non humaines, auxquelles il prétend nous affranchir. C’est un point sur lequel nombre de penseurs critiques de la technique n’ont eu de cesse de nous alerter [30]. Les limites naturelles auxquelles on prétend s’arracher grâce aux technosciences ne sont pas supprimées, elles sont plutôt reconduites, transférées et prises en charge par tout un « macrosystème technique » dont nous devenons en définitive très dépendants et sur lequel nous avons finalement peu de prise politiquement. Les conquêtes technoscientifiques se payent autrement dit au prix de notre autonomie politique. Elles nourrissent l’avènement d’une société et d’un humain toujours plus hétéronomes en contribuant à instituer un état général de complète techno-dépendance, où nos moindres faits et gestes, nos moindres rapports à nos corps et à chacune de nos aptitudes physiques et psychiques, apparaissent de plus en plus médiés voire délégués à des dispositifs technoscientifiques et biomédicaux ainsi qu’à des entreprises privées ou publiques.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les thèses transhumanistes en faveur d’un humain augmenté connaissent une telle notoriété au moment où la vie, le vivant, le corps humain et ses différentes composantes font l’objet d’une appropriation et d’une exploitation capitalistes sans précédent. L’augmentation de l’être humain et de ses performances est indissociable de cette appropriation et de cette marchandisation généralisée des corps, de la procréation et de la vie, humaine et non humaine, qui fondent aujourd’hui le biocapitalisme. Tel est le revers de la médaille de cet idéal de la délivrance, comme le souligne à juste titre la sociologue Céline Lafontaine :
En cherchant à s’affranchir de toutes les entraves sociales et culturelles qui le contraignent, l’individu contemporain vit dans l’illusion de sa toute-puissance. Refoulant jusqu’à la négation le lien qui le rattache à l’ensemble des vivants et des morts, il en vient à oublier que l’autonomie n’est possible que dans la reconnaissance de l’état de dépendance sur lequel repose son existence. L’aveuglement face à cette réalité de la condition humaine favorise un désinvestissement de l’espace politique, chacun remettant sa destinée entre les mains de logiques organisationnelles sur lesquelles il n’a que très peu d’influence. Car il faut bien se rappeler que l’individu contemporain doit sa relative indépendance à un large dispositif technoscientifique qui tend à gommer sa véritable autonomie politique [31].
L’humain augmenté offre à cet égard surtout l’image d’un humain essentiellement dépossédé de sa capacité de faire et d’agir sur le monde, au sens politique essentiel que Hannah Arendt conférait à ce terme [32]. Une perte d’autonomie et une forme de dépossession de notre capacité individuelle et collective à assumer notre propre reproduction sociale et biologique qui démontre aussi et surtout combien cette conception transhumaniste instrumentale et désincarnée de l’émancipation humaine concourt, en dernière instance, à la soumission toujours plus renforcée des êtres humains et de nos sociétés à la norme de vie capitaliste, technoscientifique et industrielle.
Étroitement lié à la réalité du biocapitalisme contemporain, le projet transhumaniste et la conception prométhéenne de l’émancipation qui le porte s’avèrent également, d’un point de vue écologique, profondément destructeurs et nuisibles, non seulement pour notre environnement et nos milieux de vie, mais aussi pour nous-mêmes, en tant que nous constituons des êtres vivants. Loin de conduire nos sociétés à une plus grande maîtrise du monde naturel et des processus vivants, ils concourent en réalité à une situation croissante de non-maîtrise et de perte de contrôle. C’est un point que Cornélius Castoriadis avait déjà lucidement mis en lumière lorsqu’il parlait de l’imaginaire capitaliste moderne de la maîtrise comme étant en réalité l’imaginaire d’une « pseudo-maîtrise, pseudo-rationnelle [33]». Loin de supprimer ou de repousser les limites physiques et vivantes, l’imaginaire anthropocentrique et prométhéen de la maîtrise contribue, en niant ces limites, à les déstabiliser et à les exacerber négativement, celles-ci se rappelant alors à nous sous la forme de monstres, pour reprendre l’expression du sociologue Hartmut Rosa [34]. Car l’Anthropocène bien compris nous montre que c’est en effet cette prétention à l’arrachement et à la maîtrise technoscientifique qui conduit aujourd’hui à une « immaîtrise généralisée » et engendre des conséquences désastreuses et destructrices sur un plan écologique et vital :
L’Anthropocène, souligne Christophe Bonneuil, signale […] l’échec de la modernité qui promettait d’arracher l’histoire à la nature, de libérer le devenir humain de tout déterminisme naturel : les dérèglements infligés à la Terre font un retour en tempête dans nos vies, et nous ramènent à la réalité des mille liens d’appartenance et de rétroactions qui attachent nos sociétés aux processus complexes d’une Terre qui n’est ni stable, ni extérieure, ni infinie [35].
Or, ce qui vaut pour la planète avec les fantasmes de la géo-ingénierie vaut aussi pour l’humain et les fantasmes transhumanistes de bio-ingénierie.
Le transhumanisme et la biopolitique de l’augmentation capitaliste qu’il recouvre contribuent en effet à l’édification d’un monde qui altère et nuit fondamentalement à nos conditions vitales d’existence, instituant pour nos corps et nos psychismes des rythmes de vie et de travail toujours plus insoutenables. Le recours croissant aux psychostimulants dans les milieux étudiants et les milieux de travail afin de répondre aux exigences de productivité et tenir la cadence s’avère de ce point de vue très instructif. Décrivant les répercussions du régime capitaliste de l’accélération sur nos existences, le sociologue Hartmut Rosa évoque à cet égard l’émergence de ce qu’il appelle des « pathologies de l’accélération », pour qualifier l’ensemble de ces phénomènes qui naissent de cette disjonction entre les rythmes effrénés du capitalisme globalisé et les rythmes de notre environnement naturel et de nos propres corps [36]. À l’ère biocapitaliste de l’humain augmenté, il serait dans cet esprit tout aussi pertinent de parler de l’émergence de « pathologies de l’augmentation » pour qualifier ces formes d’épuisement et d’effondrement physique et psychique qui affectent nombre de nos contemporains. Fondés sur un véritable déni du vivant, les projets transhumanistes conduisent en définitive ni plus ni moins qu’à un véritable global burn-out [37], l’autre visage de la crise écologique contemporaine. Car on ne saurait optimiser constamment nos capacités intellectuelles, physiques et émotionnelles par le recours aux « innovations » technoscientifiques et biomédicales sans se heurter, irrémédiablement, au mur du réel, c’est-à-dire à la finitude de nos propres ressources physiques et psychiques qui nous constituent en tant qu’êtres vivants.
En définitive, une véritable transition implique non pas de redoubler d’effort dans l’entreprise de maîtrise et d’arrachement au monde et au vivant, comme nous y incite le transhumanisme. Elle suppose tout au contraire de se soustraire radicalement de cet imaginaire toxique de la puissance et du contrôle technoscientifique sur la vie et le vivant que portent de manière paroxystique le transhumanisme et le capitalisme-monde qui le soutient. Les mots du philosophe André Gorz, dans le dernier chapitre de son ouvrage L’immatériel, paru en 2003 et intitulé « Ou vers une civilisation posthumaine ? », conservent de ce point de vue encore toute leur pertinence, pour qui veut penser, contre le transhumanisme et son monde, une transition digne de ce nom :
Seule l’écologie, au sens large, cherche à développer une science au service de l’épanouissement de la vie et d’un milieu de vie qui permet et stimule cet épanouissement. […] Elle est à la seule à vouloir comprendre le vivant non pour le dominer, mais pour le ménager. Elle est seule, dans ce souci, à se vouloir une composante de la culture, intégrée et assimilée dans les savoirs vécus, éclairant la quête de la sagesse et de la bonne vie [38].
Notes
[1] Voir notamment Rémi Sussan,Les utopies posthumaines : contre-culture, cyberculture, culture du chaos, Paris, Omniscience, 2005. Pour un aperçu historique plus général du mouvement, on consultera l’article de l’historien Franck Damour, « Le mouvement transhumaniste. Approches historiques d’une utopie technologique contemporaine », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 138, n° 2, 2018, p. 143-156.
[2] La Déclaration transhumaniste de 2002 traduite en français par Richard Gauthier (2003) et sa version de 2012 traduite en français par Yann Minh (2012) sont disponibled à l’adresse suivante : https://iatranshumanisme.com/transhumanisme/la-declaration-transhumaniste/
[3] Bainbridge William et Mihail Roco, Converging technologies for improving human performance: Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science, Dordrecht and Boston, Kluwer Academic Publishers, 2002.
[4] Luc Ferry, La révolution transhumaniste : comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies, Paris, Plon, 1996, p. 11.
[5] Coeurnelle Didier et Roux Marc, Technoprog. Le transhumanisme au service du progrès social, Limoges, FYP Éditions, 2016, p. 13.
[6] Hugues James, Citizen Cyborg. Why Democratic Societies Must Respond to the Redesigned Human of the Future, Cambridge, Westview, 2004.
[7] Harris John, « Chapitre 8. “Enhancement” et éthique », Journal international de bioéthique, vol. 22, n° 3-4, 2011, p. 140.
[8] Huxley Julian, New Bottles for New Wine, Londres, Chatto & Windus, 1957.
[9] La cryogénisation ou cryonie vise à congeler à très basse température les corps d’êtres humains dans l’espoir de pouvoir un jour les ressusciter avec les progrès technologiques.
[10] FM-2030 (Fereidoun M. Esfandiary), Are You a Transhuman? Monitoring and Stimulating Your Personal Rate of Growth in a Rapidly Changing World, New York, NY, Warner Books, 1989, p. 126.
[11] L’extropianisme ou extropisme désigne un courant de pensée qui entend combattre le principe de l’entropie, cette loi de la thermodynamique qui stipule que tout système connaît une dégradation progressive. L’idée d’extropie renvoie de ce point de vue à la croyance en un progrès illimité grâce aux avancées technologiques.
[12] More Max, Principes extropiens 3.0, 2003, disponible sur http://editions-hache.com/essais/more/more1.html
[13] Bostrom Nick, « Human genetic enhancements: A transhumanist perspective », Journal of Value Inquiry, vol. 37, n° 4, 2003, p. 493-506.
[14] Young Simon, Designer Evolution: A Transhumanist Manifesto, New York, Prometheus Books, 2006, p. 205.
[15] Harris John, Enhancing Evolution. The Ethical Case for Making People Better, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 4.
[16] Kurzweil Ray et Grossman Terry, Fantastic Voyage. Live Long enough to Live Forever, États-Unis, Rodale Books, 2006.
[17] Roux Marc, « Technoprogressisme et frontières de l’humain : au-delà de l’horizon », dans Damour Franck, Deprez Stanislas et Doat David (dir.), Généalogies et nature du transhumanisme, Montréal, Liber, 2018.
[18] Voir à ce sujet Le Dévédec Nicolas, Le mythe de l’humain. Une critique politique et écologique du transhumanisme, Montréal, Écosociété, 2021.
[19] Didier Coeurnelle et Marc Roux, op. cit., p. 186.
[20] Sur cette question du transhumanisme et de l’écologie, on consultera notamment Dorthe Gabriel et Roduit Johann, « Modifier l’espèce humaine ou l’environnement ? Les transhumanistes face à la crise écologique », Bioethica Forum, vol. 7, n° 3, 2014, p. 79-86.
[21] La critique que je développe recoupe celle exprimée par TomJo dans son excellent article intitulé « Écologisme et transhumanisme. Des connexions contre-nature » , octobre 2016, en ligne : https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/ecologisme_et_transhumanisme.pdf.
[22] Coeurnelle Didier et Roux Marc, op. cit., p. 218.
[23] Je renvoie notamment à l’ouvrage classique de Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976.
[24] Ibid., p. 189.
[25] Liao Matthew, Sandberg Anders et Roache Rebecca, « Human Engineering and Climate Change », Ethics, Policy & Environment, vol. 15, n° 2, 2012, p. 206-221.
[26] Ibid., p. 207.
[27] Ibid., p. 208.
[28] L’éditeur américain Ronald Bailey, l’un des partisans de l’écomodernisme mais aussi des thèses transhumanistes, pouvait ainsi écrire dans un article du New York Times, significativement intitulé « Mieux vaut être puissant que ne pas l’être » : « Avec le temps, nous ne pouvons qu’être de meilleurs dieux gardiens de la Terre. » Bailey Ronald cité dans Federau Alexander, Pour une philosophie de l’anthropocène, Paris, PUF, coll. « L’écologie en questions », 2017, p. 226.
[29] J’emprunte le terme de « délivrance » au philosophe Aurélien Berlan, qui, dans la continuité de la pensée de Castoriadis, le distingue judicieusement de la notion d’autonomie, les deux renvoyant, montre-t-il, à deux conceptions bien différentes de la liberté humaine : « […] dans le premier cas [délivrance], elle consiste pour l’individu à être délivré des limites et nécessités imposées par la nature et les formes de vie communautaire ; en ce sens, tout ce qui permet de dépasser ou repousser ces contraintes favorise la liberté comme absence de limites, comme délivrance. Dans le second cas [autonomie], la liberté suppose au contraire de reprendre en main sa vie et ses activités plutôt que s’en décharger au profit d’institutions ou de médiations qui nous dépassent et finissent par nous imposer leurs exigences – et ici, il s’agit de les prendre en main afin de pouvoir en déterminer le contenu et les limites : c’est la liberté comme autonomie, comme autodétermination. Dans un cas, c’est être délivré d’une charge, déchargé d’une nécessité ; dans l’autre, c’est au contraire reprendre quelque chose en main ou en charge, se charger soi-même de la chose en question. » Berlan Aurélien, « Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles », Revue du MAUSS, 2016, n° 48, p. 63.
[30] On se reportera aux ouvrages classiques de Jacques Ellul, en particulier Le bluff technologique[1988], Paris, Hachette, 2012 ; mais également à l’ouvrage de Alain Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Paris, Fayard, 2003.
[31] Lafontaine Céline, La société post-mortelle. La mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 226.
[32] Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1994.
[33] Voir Castoriadis Cornélius, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 125-139.
[34] Rosa Hartmut, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020, p. 133.
[35] Bonneuil Christophe, « Capitalocène. Réflexions sur l’échange écologique inégal et le crime climatique à l’âge de l’Anthropocène », EcoRev’, vol. 44, n° 1, 2017.
[36] Rosa Hartmut, « La logique d’escalade de la modernité », Libération, 20 novembre 2014.
[37] Chabot Pascal, Global burn-out, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2013.
[38] Gorz André, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003.
Nicolas Le Dévédec est sociologue et professeur agrégé à HEC Montréal. Dans une perspective critique, ses recherches portent depuis plus d’une quinzaine d’années sur le mouvement transhumaniste et l’aspiration contemporaine à améliorer techniquement l’être humain et ses performances. Il est notamment l’auteur de "La société de l’amélioration. La perfectibilité humaine, des Lumières au transhumanisme" (Liber, 2015) et de "Le mythe de l’humain augmenté. Une critique politique et écologique du transhumanisme" (Écosociété, 2021)
Pour citer cet article
Nicolas Le Dévédec
« Trans-humanisme. La fuite en avant technosolutionniste », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 10/05/2023, consulté le 21/11/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-36.