Transe, art pour un XXIe siècle transi
Jean-Louis Tornatore
Ce texte est une présentation d’un livre paru sous le titre Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs aux éditions Dehors (octobre 2023), donnée une première fois le 23 mars au Théâtre de l’Échangeur, dans le cadre des « Communaux ». En soi, ce titre suffit à justifier la présence de ce texte dans un vocabulaire dédié à la question de la/des transitions, dans la mesure où, comme on le lira, il est fondé sur l’hypothèse que « la transition appelle la transe ». En ce sens la transe, et son corolaire l’écologie des savoirs, sont considérés comme des agents de « spéculation » sur le possible monde qui pourrait advenir dans ou sur les ruines du monde de l’Anthropocène : soit une alternative nécessaire aux ravages de la modernité capitaliste.
1. « Considérer que la proximité indubitable du théâtre et de l’anthropologie prépare à la transe ». C’est la dernière phrase du livre. Je veux dire avec elle, la phrase, deux choses, plus une.
Un, que, malgré le sous-titre, je ne prétends pas être un de ces nouveaux penseurs de l’écologie ou du vivant dont les médias sont friands. J’ai emprunté au sociologue Boaventura de Sousa Santos [1] le thème de l’écologie des savoirs un peu parce qu’il colle bien avec une question qui m’a toujours hanté, celle de l’autorité du savoir scientifique, un peu pour faire passer la pilule de la transe, parce que cela ne va pas de soi de dire : j’écris un livre politique sur la transe à l’anthropo-capitalocène ou encore je spécule, au sens de Didier Debaise et Isabelle Stengers [2], sur une épistémologie politique de la transe. Alors « écologie des savoirs » ça fait bien plus sérieux. Réflexion faite, je n’en suis plus du tout sûr, parce qu’en fait « transe » et « écologie des savoirs » ne se traduisent pas aisément l’un dans l’autre et entretiennent une relation d’équivocité plutôt que d’équivalence.
Deux, que si j’ai passé une partie de ma vie à faire de l’anthropologie, j’aurais tout aussi bien pu la consacrer à faire du théâtre. C’est la conclusion à laquelle m’a conduit l’écriture de ce livre. Alors je me plais à imaginer que dans une prochaine vie, je ferai du théâtre tout en rêvant que je fais de l’anthropologie. Si bien sûr l’anthropologie pouvait être un rêve. Et si jamais, bien sûr, j’avais passé ma vie d’anthropologue universitaire à rêver que je faisais du théâtre. Ce dont je ne suis pas du tout sûr.
En tout cas, au croisement de l’anthropologie et du théâtre, il y a la transe. Et plus sûrement que l’écologie des savoirs. Sauf à considérer que la transe est l’expression concrète d’une écologie cognitive… ou le moyen par lequel viendrait s’instaurer un écosystème de savoirs de toutes sortes, de toutes origines ontologiques et qui se relieraient, s’entrechoqueraient, s’associeraient, se complèteraient, bref cohabiteraient. « L’écologie des savoirs se fonde sur l’idée d’une coprésence radicale », a écrit Santos [3]. C’est bien là, dans la radicalité d’une présence augmentée de mille modes de savoirs que vient se nicher la transe : pas d’écologie des savoirs sans transe, c’est en ce sens que je tiens à la transe plus qu’à l’écologie des savoirs. La transition appelle l’écologie des savoirs qui appelle la transe ; la transe, en retour, est ce qui ouvre une voie et ce qui conditionne la forme et l’expressivité de connaissances situés des réalités terrestres.
J’ajoute à ces deux préambules que, homme et blanc, je ne suis pas un anthropologue de l’ailleurs mais un anthropologue de l’ici, c’est dans ou à partir de ma société que j’ai réalisé mes recherches, ici une enquête sur le passage du temps et la gestion des mémoires et des restes dans une région industrielle effondrée, là une critique de la raison patrimoniale devant les radicalités et les insurgences nées dans les brèches de « l’évènement anthropocène [4] ». Aussi, expérience est le mot qui définirait au plus près les conditions d’existence de ce livre. Il expose comment j’en suis venu à faire l’expérience d’une idée, celle contenu dans le titre, et qui est une manière de se demander comment agrandir le monde s’il est vrai qu’il n’est pas définitif, jamais achevé, en transition ; comment s’ouvrir aux multiplicités pour l’inventer, le penser et pour en connaître, pour s’en soucier et s’y mettre en action ; et cette ouverture et cet agrandissement ne relèvent-ils pas d’un art de transe, un art à composer pour notre XXIe siècle à la fois alarmé et transi ? Quand je dis expérience d’une idée, il faut entendre expérience d’une « hypothèse vivante », au sens de William James : « une hypothèse vivante se pose comme une véritable possibilité devant l’entendement auquel elle est soumise et dispose à agir irrévocablement », a-t-il écrit [5]. Une hypothèse vivante, c’est-à-dire pratiquement une croyance, donne l’impulsion d’une direction d’exploration. Aussi, ce livre, je l’ai composé comme un patchwork de courts et moins courts textes exploratoires écrits dans le désordre de leur numérotation et progressivement assemblés, au total 17 chapitres, + 2 qui les encadrent, dans lesquels se sont invités une foultitude d’auteurs et d’autrice, une cohorte de grands esprits venus amicalement discuter cette idée, expériencer avec moi – j’allais dire transer. Je les en remercie. J’aime bien cette idée du livre comme un peuple d’esprits conversant.
Ce n’est que bien après que j’ai trouvé une formule lapidaire qui pouvait bien définir cette expérience et qui aurait pu donner un titre, certes un peu suranné, à la chose : « de la transe considérée sous les rapports de l’anthropologie, de la philosophie pragmatiste, du théâtre et de la politique ». Alors pour essayer de vous donner une idée de la manière dont j’ai construit ces rapports, il m’a semblé que le mieux était de vous faire entrer dans mon atelier, de reprendre le fil de la progressive construction de l’idée expériencée.
2. Trois traditions. J’ai relié la transe à trois traditions intellectuelles occidentales qui se sont imposées à peu près concomitamment : l’anthropologie parce qu’elle est une discipline d’expérimentation de la transe à la fois comme objet et comme méthode ; la philosophie pragmatiste, en particulier celle de William James, parce qu’elle est un art de la déprise et de la prise en compte sur un même plan de toute la variété des expériences, mêmes celles qui seraient les vestiges épars d’une « rationalité primordiale » ; enfin le théâtre et plus précisément le théâtre selon Grotowski, parce qu’il fait de la transe le point de rencontre avec d’autres traditions, avec d’autres cultures, mais justement « avant la culture ». Voyons chacune de ces trois traditions et comment elles s’entrecroisent et s’imbriquent, comment elles entrent en transe.
Selon mon expérience, je dis que la transe est l’autre nom du terrain de l’anthropologue. Le moyen par lequel il ou elle se met à la place de l’autre et par lequel il ou elle éprouve son système expérientiel. C’est parce qu’il ou elle est désorientée, a priori sans le secours des sens qui constituent ou structurent sa conscience, qu’il ou elle peut se sentir atteindre la conscience des autres. Pour l’avoir éprouvé, sans doute à un moment où je m’y attendais le moins, il se produit un moment de bascule, de retournement, si bref soit-il mais en même temps si déterminant, où, tes repères perdus ou minorés, il te semble que tu accèdes au monde que tu cherches à comprendre. C’est bien sur cette capacité, soit une disponibilité à être affecté, que l’anthropologie a construit sa mystique du terrain. Mais, toutefois, une mystique raisonnée parce que les conditions de l’accès au monde ou à la réalité des autres le ou la mettent en danger, c’est le revers de la médaille, de perdre sa raison. D’où la dialectique de la proximité et de la distance.
Or, je voudrais tout de suite attirer votre attention sur le fait que les deux autres traditions convoquées mettent en doute ce dogme méthodologique. Le pragmatisme postule que l’on n’est jamais assez près des situations parce qu’il n’y a pas de posture d’extériorité qui permettrait de poser leur compréhension en toute certitude objective : l’anthropologue n’a nul besoin de distance s’il lui faut se compter avec celles et ceux dont il lui faut précisément rendre compte. La deuxième leçon du pragmatisme est que le temps du terrain ne peut être séparé du temps de l’écriture et de la restitution. Or l’écriture n’est pas tout entière tributaire d’une économie scripturaire, elle peut être écriture dans l’espace avec l’exposition, elle peut être corporelle et scénique avec le théâtre… ici se jouent des hybridations singulières, tels les essais d’ethnodramaturgie conduits par Victor Turner [6], l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba [7] ou l’ethnoscénologie, « discipline émerveillée » qui a fait son entrée à l’université [8], des hybridations qui ne cessent de brouiller les frontières voulant instaurer une raison anthropologique.
Ça c’est pour la méthode, mais que disent-ils de la transe, les anthropologues ? Un parcours rapide d’une foisonnante littérature décrivant rites de possession et rites chamaniques, laisse voir la transe osciller entre authenticité, réalité et efficace : authenticité de la modification de la conscience ; réalité des « agences » qui s’expriment au moyen du corps du possédé ou du chamane ; efficace, enfin, au regard de ce pourquoi le rituel a été engagé. Au cœur de l’oscillation, se niche le soupçon de l’imposture, de la charlatanerie et du jeu. Là encore, le théâtre n’est pas loin, une sorte de protothéâtre. Dans une approche récente du chamanisme dans l’aire circumpolaire, l’anthropologue Charles Stépanoff [9] distingue deux écoles, l’une, naturaliste, qui rapporte l’accès à l’extase et aux états modifiés de conscience à une configuration archétypique de l’activité cérébrale, quand l’autre, mettons culturaliste, y voit une mise en scène théâtrale obéissant à un modèle conventionnel fixe. Or dans cette littérature émergent ce que j’appelle des échappées anthropologiques qui s’intéressent à dépasser une telle opposition (entre capacités cérébrales et facteurs socioculturels, entre le psychique et le culturel) : non seulement en revenant sur la distinction entre état normal et état altéré de la conscience, ce qui évacue l’imputation d’état pathologique, mais en considérant que les pratiques mythico-rituelles sont des savoir-faire appliqués efficaces mettant en œuvre des techniques spécifiques. Des techniques d’influence (pour Tobie Nathan [10]), des techniques qui mêlent sacré et théâtralité (pour Bertrand Hell [11]), des techniques « éthopoiétiques » qui fabriquent ou transforment les manières d’être, de sentir, de penser, et fondées sur la mise en scène et la simulation (selon Silvia Mancini [12]), des techniques qui font de l’imagination une ressource idéo-motrice (selon Stépanoff) et un levier d’action sur le réel (selon, encore, Hell).
C’est en raison de cette double familiarité avec la transe, vécue comme méthode et comme objet, que je vois l’anthropologie comme une discipline inquiète et nostalgique, traversée par le syndrome de la disparition et de la perte, quand elle s’est faite la championne d’une indicible et impossible quête des origines : perte de la présence au profit de la représentation, perte du spectaculaire au profit du spectacle, perte du sens dans la transe dans les sociétés occidentales et des liens qu’elle permet avec « la terre expressive [13] » (D. Abram). En même temps, la transe sonne comme la métaphore de l’opposition canonique entre eux (les autres) et nous. Or il importe de ramener la transe à la maison, pour ainsi dire, au sens de trouver et retrouver « nos » propres arts de transe, et pour cela nous avons besoin des deux autres traditions.
Alors le théâtre. Pour moi, le théâtre c’est Grotowski. Faire du théâtre, c’était le projet de mes 18 ans, dans les années 1970, j’étais en première année d’histoire à l’université d’Aix-en-Provence et je suivais avec un ami un cours de théâtre dispensé par un musicien énervé, toujours à deux doigts d’exploser. Il était batteur dans un éphémère, déjanté et mythique groupe de free jazz et de rock expérimental, fondé à Marseille en 1969, Barricade, et sortait d’une formation au Théâtre Laboratoire de Grotowski, à Wroclaw en Pologne. Jerzy Grotowski venait de publier son Vers un théâtre pauvre dans lequel il posait les bases d’un théâtre tout entier centré sur l’acteur, un « acteur saint », selon sa formule, c’est-à-dire qui sacrifiait son corps pour abolir la frontière avec le spectateur et communier avec lui [14]. Nous travaillions passionnément la technique inductive qu’il avait élaborée, visant à mettre le corps à la limite et à dépasser les frontières psychiques, sociales, culturelles, ce qu’il nommait la « voie négative » : travail de déprise, d’abandon, de dépouillement pour un état de réceptivité totale. La transe bien sûr n’était pas loin, même si ça ne se disait pas comme ça.
Par la suite Grotowski a abandonné la mise en scène pour continuer ses recherches sur l’acteur. Après la période du « théâtre pauvre », il développe, dans les années 1980, un projet de recherche nommé « théâtre des sources [15] » : au moyen de la confrontation aux traditions extra-européennes et de la suspension des techniques du corps (au sens par exemple de Marcel Mauss), il se propose ainsi d’accéder aux « techniques des sources », soit des techniques qui précèdent les différences : des techniques dramatiques, c’est-à-dire performatives et organiques, en ce qu’elles poussent à l’action, et écologiques, au sens où elles sont totalement liées au monde vivant, aux forces de la vie. Ce projet consistait ainsi déconditionner la perception pour accomplir un « retour à l’état de l’enfant » : pour Grotowski, revenir à l’état de l’enfant, c’était, je le cite, « plonger dans un monde plein de couleurs et de sons, un monde éblouissant, inconnu, stupéfiant, un monde dans lequel nous sommes transportés par curiosité, par enchantement, expérience du mystère et du secret [16] ». En se plaçant en amont de la culture, Grotowski voulait faire advenir de l’oublié, c’est-à-dire ce qui s’est perdu au fil de la civilisation occidentale. Ce travail de remontée au corps primal, à l’organique et au primal, a été poursuivi par Eugenio Barba, avec son anthropologie théâtrale postulant la recherche d’un niveau pré-expressif, basé sur des « principes qui reviennent », et qui constituent le socle du niveau expressif ou si l’on veut culturel, c’est-à-dire le niveau dans lequel se rencontrent tous les styles en matière de théâtre et de danse [17].
J’en arrive au pragmatisme. Lorsque je l’ai rencontré par l’entremise des œuvres de William James et John Dewey, il m’est apparu évident que le pragmatisme est une sorte de voie négative : précisément parce que le monde ou la réalité est inachevée, c’est-à-dire toujours en train de se faire, il ne peut reposer sur un socle conceptuel définitif – donc pas seulement en raison de la raison culturelle, c’est bien une question vitale et existentielle. D’où la nécessité de se déprendre des formatages conceptuels et théoriques a priori – par exemple celui qui découle du dualisme sujet-objet – qui ont poussé sur le terreau du rationalisme et de l’absolutisme. Dans La volonté de croire, James a écrit ceci, que j’ai mis en exergue du livre : « L’évidence et la certitude objective constituent sans doute un très bel idéal, mais où pourrait-on les rencontrer sur cette planète qu’éclaire la lune et que visite de rêve [18] ? » Le « sans doute » est ravageur parce qu’en fait il dément que cela puisse être un idéal – ou plutôt sous-entend qu’on a moins besoin d’idéaux que d’hypothèses véritables. Tu auras beau t’échiner, tu t’es construit un beau miroir aux alouettes car il manquera toujours quelque chose, il y aura toujours un manque irréductible, qui échappe à la raison scientifique, et ce n’est pas le moins important – entre ce que tu vises et ce que tu manques. On se souvient que James, psychologue et philosophe était aussi un psychiste [19], membre de la Society for Psychical Research, qu’il a même, un temps, présidée (1894-95), ce qui témoigne de son souci d’accueillir sur un même plan naturaliste toute la variété des expériences, même celles rejetées et méprisées par la science, spiritisme, médiumnité, possession, qui présentent des situations d’altération du soi. Pour James, les faits spirites sont des faits qui par excellence invitent à une nouvelle théorie, une théorie mixte qui tient compte du fait qu’ils combinent des facteurs objectifs et des facteurs subjectifs : le fait jamesien n’est pas seulement objectif parce que le monde n’est pas fait et qu’il a besoin de toutes les croyances possibles pour advenir dans sa pluralité, mais aussi parce qu’il est tributaire d’hypothèses ou de croyances à propos desquelles la science n’a pas de réponse parce qu’elle n’est pas en capacité de les traiter – voire n’en aura jamais.
À propos de ces faits, il ne s’agit pas de s’évertuer à déterminer quelles sont les forces ou les entités qui s’y manifestent, mais il s’agit de se demander, avec Isabelle Stengers [20], ce qu’ils forcent à penser. En d’autres termes en quoi enrichissent-ils la réalité ? On voit bien que l’intérêt de James pour le spiritisme est en phase avec son pragmatisme, avec la conception pragmatiste d’un monde ou d’un réel toujours en croissance. À cela j’ajoute une deuxième caractéristique du pragmatisme jamesien : c’est un art des passages, des transitions et des transgressions, un art de transe – si on revient au sens étymologique du mot transeo, transire : aller au ou par-delà, passer, traverser. Mais comme la vie pour James est un tissu ou un enchaînement d’expérience, les choses et leurs expériences sont ensemble en transition, en sorte qu’il n’est nul besoin de basculer de l’objectif au subjectif, ou de la réalité réelle au fantasme et à l’imagination, ou du monde terrestre à un monde lunaire ou je ne sais quoi. Transer, dans cette perspective, n’est pas passer d’un autre côté : même à passer, nous restons du même côté pour la bonne et simple raison qu’il n’y a pas d’extériorité et qu’agrandir le monde consiste à faire avec les êtres vivants, non vivants, biotiques, abiotiques, matériels et immatériels, de présence physique ou d’imagination qui peuplent avec nous et autour de nous notre bonne vieille Terre. Il suffit juste de pousser des portes.
Voilà, ces trois traditions ont convergé dans mon histoire. Et même s’il en est qui ont partie liée avec l’histoire de la domination occidentale, elles doivent pouvoir être mises au service d’un mouvement décolonial généralisé. À leur conjonction, je trouve une acception minimale et ouverte de la transe. Qu’est-ce que la transe ? Quelque chose comme un « geste d’agrandissement du monde ou d’augmentation de la réalité ». Une acception qui ne présume pas des modalités de réalisation de ce geste mais qui est tout entière focalisés sur sa conséquence. On peut voir la possibilité que cette acception offre, celle d’un sens propre et d’un sens figuré ou métaphorique se co-déterminant. Voici, à un bout, une formulation du sens propre, bricolé à partir de celles du dictionnaire, de l’anthropologie et même du monde médical : « Un processus psychophysiologique de modification, d’altération ou de dissociation de la conscience, caractérisé par dédoublement et un automatisme psychologique, qui intervient dans des cultes ou des rituels de possession, dans les pratiques chamaniques, dans des pratiques artistiques, dans des performances théâtrales ou chorégraphiques, dans des techniques thérapeutiques ou de développement personnel telles que l’hypnose ou la méditation, qui peut se manifester par des expressions singulières ou inhabituelles, plus ou moins spectaculaires – ou pas du tout d’ailleurs si l’on pense à la transe hypnotique –, et qui produit de la connaissance pour peu qu’elle soit partagée ». À l’autre bout, le sens métaphorique fait de la transe le lieu de la coexistence de savoirs et de sensibilités alternatives autant que de la lutte contre les dominations et les colonisations épistémiques. Il est au fondement d’une écologie politique des savoirs qui demande : est-il possible que l’Occident – l’Occident moderne, s’entend – entre en transe, basculement sans lequel toute transformation souhaitée du monde, celle de notre monde pour un autre monde, ne sera jamais qu’incomplète ? Est-il possible sur cette base, et à quelles conditions, de faire transer l’Occident ?
3. Passages. Pour répondre à cette question, je propose de mettre en perspective un double travail : l’un qui consiste à ouvrir des passages et l’autre à réveiller et à mettre en jeu des ramifications, c’est-à-dire d’autres traditions occidentales, mais marginales et/ou occultées, en somme des voies bouchées ou abandonnées. Ouvrir des passages, en un sens, les anthropologues y sont habitués. Ce sont des passages Nord-Sud / Sud-Nord. J’utilise les catégories de Sud et de Nord en ce qu’elles définissent à la fois concrètement et métaphoriquement des rapports de domination et de violence historiquement imposées par une partie du monde sur le reste du monde. Je fais miens ici les mots de Santos selon qui le Sud est « la métaphore de la souffrance humaine injuste et systémique causée par le capitalisme, le colonialisme et le sexisme à l’échelle mondiale ». Il peut donc exister du Nord au Sud et du Sud au Nord : la domination est inscrite dans l’espace, mais aussi dans le temps. Ouvrir des passages, c’est ainsi aussi réveiller des traditions en sommeil.
Plus généralement, ouvrir des passages Nord-Sud, ce serait lutter contre le désenchantement du monde, enfin du nôtre. J’avais en souvenir un article d’un anthropologue anglais aujourd’hui un peu oublié, Julian Pitt-Rivers, au titre percutant : « La revanche du rituel dans l’Europe contemporaine [21] », dans lequel, constatant que le processus de conditionnement des voyageurs prenant l’avion reproduisait la structure ternaire des rites, les bien nommés rites de passage, il avançait que le rituel n’avait pas déserté loin s’en faut la scène occidentale, qu’il revenait sous forme fragmentée. Que des Européens ou représentants de la modernité occidentale puissent être agis, du moins saisis dans un rituel moderne, qui ne se reconnait a priori pas comme tel, Lévi-Strauss l’avait aussi montré en analysant magistralement un fait divers qui avait agité la bonne société dijonnaise, soit, un soir de Noël 1951, la mise à mort du Père Noël, par pendaison puis crémation, sur le parvis de la cathédrale devant 250 enfants des patronages [22]. En l’occurrence, il avait repéré une analogie avec un rituel des Pueblos du Sud-Ouest américain et une figure rituelle trouvant son origine dans les Saturnales romaines.
Mais tout compte fait, on n’a pas besoin d’anthropologues surpris pour s’apercevoir que l’invention de rituels est une pratique qui n’a jamais cessé, même sous nos modernes latitudes. Elle se repère dans l’actualisation ou la revitalisation de pratiques carnavalesque, ainsi celles que j’ai rencontrées dans le sud de la France, à Pézenas pour être précis, où le rapport théâtre/transe est expressément vécu sur un mode à la fois spectaculaire et familier : spectaculaire parce que dans le rituel se joue un drame social ou plutôt : le drame social se joue d’où le recours au théâtre et à la danse ; familier parce que la transe n’est rien d’autre que la mise en œuvre, selon certains conditions, d’une disposition corporelle – que connaissent bien les artistes engagés dans l’acte de création ou les vieilles dames en prière, à genoux, égrenant leur chapelet au fil du rosaire.
Il existe cependant une actualité du rituel dans l’Occident contemporain qui fait de celui-ci un acte politique, qui met l’accent sur sa politicité intrinsèque : un geste d’engagement qui croît sur le terreau des luttes nouvelles du XXIe siècle. On le rencontre dans les ZAD, dans ce besoin de scander les moments forts de la vie des collectifs, particulièrement lorsqu’il leur faut gérer des tensions inhérentes à leurs luttes et aux relation agonistiques engagées avec la justement nommée « puissance » publique. Mais rien n’expriment mieux pour moi ce besoin de ritualiser l’action politique hors de ses lieux institués que ces femmes américaines, dans les années 1980, sorcières et écoféministes, qui font commun de leur peur de l’apocalypse nucléaire, de leur détestation de la militarisation de la société et de leur désespoir environnemental, et qui célèbrent, contre le pouvoir-sur de la suprématie blanche masculine, le pouvoir-du-dedans – pouvoir qu’elles font littéralement lever au cours de chants répétitifs et de danses qui empruntent aux figures du cercle et de la spirale. Starhawk, entre autres, s’est faite la chroniqueuse de ce mouvement de reclaim dans un livre dont le sous-titre affirme combien cet écoféminisme repose sur l’alliance sans conteste possible de la magie et de la politique [23]. Cette alliance professe, tout comme le pragmatisme, le rejet de la mise à distance et, tout comme le pragmatisme, pose la détermination par la relation des termes de la relation : magie et politique échangent leurs propriétés. Ainsi que l’écrit Starhawk, si « la magie est un art de changer les consciences à volonté » alors « tous les actes qui poussent au changement sont des actes de magie ». L’efficace du rituel, sa magie, est de révéler aux personnes leur force d’engagement pour la transformation du monde, leur volonté de se demander : quel monde voulons-nous [24] ?
Ouvrir des passages entre le Nord et le Sud, ai-je dit, ce serait lutter contre le désenchantement de notre monde. Mais la scène est complexe. On a bien les anthropologues qui depuis longtemps ramènent dans leurs bagages des objets, des êtres mythiques, des pratiques rituelles et des métaphysiques curieuses, leur font traverser terres et océans, du Sud vers le Nord, jusqu’à nos musées, nos films et nos livres. Mais alors même qu’ils se réjouissent, à l’instar de Viveros de Castro, de voir « une alter-anthropologie indigène se mettre en travers de la nôtre [25] », ils sont davantage préoccupés de leur œuvre, de la mettre en résonance avec leurs philosophes de chevet, tel Deleuze, que de faire une place égale et entière aux philosophies cannibales ou autres. Les inlassables et généreux avocats des peuples autochtones, battant la semelle sur les pavés du colonialisme, ne sont pas loin s’en faut eux-mêmes autochtones, c’est le terrible paradoxe de l’anthropologie occidentale.
Mais avant de tirer les conséquences de ce paradoxe, il faut néanmoins apprécier ce que peut la bienveillance anthropologique. On peut déjà espérer sinon convenir avec Viveiros de Castro que « la discontinuité ontologique entre le langage et le monde qui a servi de fondement et de prétexte à tant d’autres discontinuités et exclusions, entre mythe et philosophie, entre magie et science, entre primitifs et civilisés, est en passe de devenir obsolète [26] ». Si elle est avérée, non content de décentrer ou plutôt de polycentrer le regard anthropologique ou le regard de la différence, l’affirmation continuiste a le mérite de rejoindre le postulat pragmatiste d’un monde sans extériorité, en apportant toutefois une nuance singulière : contre le monde dualiste, contre le monde et son autre côté, en fait un monde-un, c’est un monde à plusieurs côtés, un monde multiplié qui se révèle. L’opposition au dualisme, ce n’est pas dans le monisme, mais dans le pluralisme – cheval de bataille de James.
Un des effets patents de cette sensibilité bienveillante est l’ouverture « aux extériorités » : ces entités qui peuplent les cosmovisions des peuples rencontrés, des êtres qui demandent ou qui invitent à une sollicitude attentionnée. Mais, pour suivre ici l’anthropologue Marcio Goldman étudiant la réception de l’œuvre brésilienne de Roger Bastide [27], ses travaux sur le candomblé, leur accueil suppose l’invention d’une attitude spécifique, réflexive, correspondant à un deuxième niveau d’apprentissage, que Gregory Bateson appelle deutéro-apprentissage [28], consistant à apprendre à apprendre dans un contexte interactionnel. On verra que le tournant ontologique, en tant que méthode de célébration radicale de la différence – i.e. de la différence en tant que différence – en est une forme de mise en œuvre. En attendant, Goldman en tire l’idée d’un « deutéro-apprentissage ethnographique » « capable de nous distancier non seulement de ce que nous savons, mais aussi de la manière dont nous pensons savoir ce que nous savons ». Accueillir les extériorités, et donc les intérioriser, suppose de sortir de l’empire de la représentation, d’être capable de transmettre les forces qui s’expriment avec elles. C’est la condition du réenchantement. Pour croiser Marcio Goldman avec Tim Ingold : importe moins leur description que leur transmission ; mais aussi importe moins la transmission que l’entière attention qui leur est alors portée [29]. Posons ceci : ce n’est pas à proprement parler d’enchantement dont nous avons besoin, mais d’attention, ou plutôt l’attention est ce en quoi consiste l’enchantement. Plutôt que (ré)enchantement du monde, attentionnement au et dans le monde exprimera mieux ce qu’il est possible de construire ensemble : un monde attentionné, c’est-à-dire fait d’attentions mutuelles (aux êtres, aux choses, aux savoirs, aux forces, aux esprits…). Qu’est-ce qui passe dans les passages ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Au moins de l’attention. Après, c’est selon chacune ou chacun…
4. Des puissances d’agir. Il me faut ici venir au deuxième travail dont je parlais tout à l’heure, travail totalement lié à l’art des passages : un travail de ramification à des traditions marginales. S’il est vrai qu’il y a du Sud dans le Nord, nous devons faire l’expérience des formes de transe qui relèvent de traditions qui ont eu/ont cours sous nos propres latitudes et dont l’existence relève d’une confrontation permanente avec notre culture ou, si l’on veut, notre cosmologie scientifique. Je ne parle pas des cosmologies des sociétés paysannes qui appellent encore une fois les anthropologues à leur chevet, dès lors comme l’écrivait Michel de Certeau, qu’elles n’ont plus les moyens de se défendre [30] – on pense bien sûr à Ernesto de Martino et à son œuvre sur le monde magique dans l’Italie du Sud (encore un sud !). Je parle par exemple de la tradition occultiste et spirites très en vogue au tournant du XXe siècle, dont l’examen pour James est indissociable de son œuvre psychologique et de la compréhension de la conscience en tant que flux.
Or il est une autre importante tradition, guère éloignée, celle qui mène du magnétisme animal de Mesmer et du somnambulisme magnétique du marquis de Puységur à l’hypnose, tradition qui connaît des haut et des bas, des envolées et des laminages, des abandons et des résurgences : cela est particulièrement vrai pour l’hypnose, de son déclin à la mort de Charcot et de son abandon par Freud, tout à sa fondation de la psychanalyse, à sa résurgence avec Léon Chertok [31] et François Roustang [32], pour ce dernier d’ailleurs en tant que contrepoint à la psychanalyse sinon comme anti-psychanalyse. Pour l’histoire de cette tradition, il faut bien sûr se plonger dans la remarquable somme de Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité [33]. Il m’intéresse de comprendre comment cette tradition, pour le coup occidentale, et dont la résurgence ne doit rien à l’anthropologie, croise les passages. L’Occident est devenu une terre de croisements : les flux Sud-Nord, les spiritualités New Age, comme par hasard nées dans un pays de colonialisme de peuplement et largement diffusées en Europe sous la désignation de « nouvelles spiritualités », les quêtes du tourisme chamanique, les thérapies alternatives, l’entrée de l’hypnose dans le champ de la médecine autorisée, et même les tentatives de reconnaissance de la transe comme ressource cognitive et thérapeutique…
Je m’arrête un instant sur deux interrogations auxquelles m’ont conduit l’exploration en théorie et en pratique de l’hypnose, ou plutôt de la transe hypnotique, mais aussi celle de la transe cognitive auto-induite. La première interrogation concerne, pour utiliser un terme à la mode, les puissances d’agir. J’ai été frappé par la proximité de l’analyse que l’anthropologue Charles Stépanoff propose du chamanisme et de la magnifique mise en perspective de l’hypnose par le psychanalyste défroqué François Roustang. Tous deux font de l’imagination la pièce maîtresse, l’agent et la puissance qui s’exprime dans la transe : mieux, le véhicule de la transe. Pour Charles Stépanoff, l’imagination, machine à produire des images non-sensorielles, qui procèdent d’une vision spéciale, non-oculaire, est idéo-motrice ; pour François Roustang, elle est l’autre nom de l’hypnose, non pas l’imagination de la veille restreinte, celle qui est opposée à la réalité – celle qui nous joue des tours –, mais celle de la veille paradoxale, une capacité d’extension de la perception, sans discrimination, sans hiérarchisation : elle est un pouvoir de reconfigurer le monde et d’agir sur la réalité. Léon Chertok reconnaît cependant une certaine frustration quant à la définition pleine et entière de ce qui agit dans l’hypnose. Quelque chose échappe toujours, dit-il, depuis qu’on a cherché à la définir scientifiquement, à la théoriser : si on peut dire que les chamanes pratiquaient une forme d’hypnose, eux aux moins avaient des explications à ce qu’ils faisaient, « ils croyaient d’une manière ou d’une autre en un pouvoir surnaturel [34] ». À cela on objectera que le mode de compréhension que mettons l’Occident a privilégié, c’est l’explication et rien de mieux que l’imagination a été trouvé en guise d’explication de phénomènes précisément demeurés inexpliqués. On est alors en droit de se demander si l’imagination comme explication suffit à épuiser la signification des phénomènes expériencés. Mais surtout, en voulant à tout prix expliquer, ce qui revient à remplacer une énigme par une autre énigme, ne risque-t-on pas de perdre la capacité de comprendre le monde en tant qu’il ne sera jamais définitivement, c’est-à-dire scientifiquement, donné.
On peut pousser plus loin ce questionnement avec le cas de la « transe cognitive auto-induite », pratique de la transe dérivée du chamanisme mongol, élaborée par Corine Sombrun [35]. Voilà un cas singulier de transfert d’une pratique ontologico-culturelle, réservée à des personnes identifiées comme chamanes, qui en traversant les mondes devient une ressource cognitive dormante, insoupçonnée et inexploitée, et potentiellement disponible en chacun ou chacune de nous. Parce qu’elle motivée par le souci, pour faire valider et reconnaître cette ressource, d’en passer par « notre » langage, celui de la science, la démarche de Corine Sombrun, poursuivie aujourd’hui dans un institut scientifique privé, TranceScience Research Institute, organise un transfert par « dépouillement » (des « habits » culturels), déspécialisation et extension. Or cette acclimatation à la raison scientifique construit autour de la transe une sphère explicative en laissant totalement dans l’ombre, par prudence au regard de l’objectif prioritaire de l’intéressement des scientifiques, la question de la ou des puissance(s) agentive(s). Au regard de ce processus, cette question a pourtant une portée épistémique : il ne s’agit pas tant de résoudre une énigme par la preuve d’existences avérées associées à un efficace que de lier cette énigme à un état de la science, comme James s’échinait à l’argumenter, ou plutôt à un état des modes de connaissance. On a bien compris que le processus engagé consiste en un devenir-science de la transe ; dans quelle mesure, alors, est-il symétriquement possible d’engager un devenir-transe de la science ? Accepter de faire transer la science, ce serait situer la transe dans l’amplitude d’une « écologie » fondée moins sur l’autorité des savoirs – et sur son envers, la disqualification – que sur leur complémentarité.
Quant à la seconde interrogation, elle a trait au régime de soin et d’attention que ces formes de transe, transe cognitive auto-induite ou hypnose et auto-hypnose, portent en germe. Ce sont des pratiques disponibles et ouvertes, et insérées dans la vie comme des gestes aussi fondamentaux que dormir ou manger. Elles ont l’avantage, dans le cadre d’une relation thérapeutique, de brouiller la séparation entre soigneur et soigné et de pousser à reconfigurer la notion d’assistance dans une direction agentive plutôt que guidée et passive. Est-ce à dire qu’elles sont susceptibles de se démarquer, à l’instar de l’ethnopsychiatrie, d’une « clinique des individualités [36] » fondée sur la déterritorialisation et la division du savoir ? Répondre positivement, c’est alors poser ces formes de transe comme des « savoirs situés » qui définissent leur lieu en même temps qu’ils dessinent les contours de leur communauté, au sein de ce qui serait une écologie politique de communs du soin et de l’attention.
Ces questions ont indéniablement un prolongement politique. En quoi, les pratiques de l’hypnose et de la transe par la capacité qu’elles recèlent d’échapper à un cadrage scientifique intégral, de déjouer en cela un mode de domination par le savoir, sont-elles susceptibles d’être une arme au service des luttes écologiques et sociales dans le monde et de composer une source ou un ferment du monde à inventer ? Je voudrais ici anticiper le fait que toute transition ou transformation intérieure ne prend son sens qu’au sein d’une transformation généralisée qui en reste le fil conducteur et qui pour moi vise la fin du capitalisme.
5. La transe de l’Occident (une épistémologie pluriverselle…). Je n’ai pas de réponse à ces interrogations sauf à essayer de poser un « paysage responsif », c’est-à-dire favorisant l’éclosion d’une relation responsive, une relation d’écoute et de réponse du monde (indisponible) avec lequel on est en résonance – pour parler avec les mots d’Hartmut Rosa [37]. C’est alors affaire de plurivers et de désobéissance épistémique.
La célébration du plurivers, c’est la face positive du tournant ontologique. Le tournant ontologique est susceptible d’accomplir un pas supplémentaire par rapport au pluralisme jamesien : celui-ci postule que la tension entre l’un et le multiple est cependant tournée vers la recherche de l’unité. Mettons alors que le tournant ontologique est indécis : selon les auteurs, soit orienté vers la composition d’un monde commun, soit préférant la coexistence de mondes communs (au pluriel). Au-delà de cette variation, le plus important à considérer dans le tournant ontologique est que, selon la formule lapidaire de John Law, « la réalité n’est pas une fatalité » (reality is not destiny [38]). En d’autres termes, et pour le dire trop vite, des réalités différentes résultent de pratiques différentes : ce qui implique que le traitement de la différence est au fondement de cette perspective. Pour comprendre cela, laissons de côté la version française, structuraliste, donc descolienne du tournant ontologique et envisageons une version plus dynamique, pragmatiste, orientée vers la performativité de la différence, qui a pour effet de renverser les fins de la rencontre anthropologique. Non pas : « la rencontre anthropologique produit de la différence et de la multiplicité, conforte un écart par rapport au monde de l’anthropologue », mais : « il importe de maintenir la différence et la multiplicité en tant qu’elles s’offrent à l’anthropologue » – c’est ce que j’appelle un traitement de la différence pour la différence. Ce renversement est exprimé dans une formule qui donné son titre à un ouvrage collectif sous la direction de Amiria Henare, Martin Holbraad et Sari Wastell : Thinking Through Things (TTT) [39], soit « penser sérieusement les choses », « aller au fond des choses » : maintenir la surprise en ne séparant pas les choses de leur signification et donc en ne recourant pas à ses propres significations pour prendre la mesure de la différence, considérer que l’association chose-signification en elle-même demande un effort de créativité conceptuelle – créer des concepts situés – qui n’équivaut pas à un geste de traduction ; accepter d’être définitivement dépassé par la réalité en présence. En engageant l’anthropologie dans une expérience de pensée qui consiste à accepter le monde comme ses interlocuteurs le pensent, c’est-à-dire selon leurs propres termes, la « méthode TTT » pourrait bien être une technique de transe qui accomplit l’expérience de terrain. Ce faisant, elle ouvre la voie instable et imprévisible à une conception pluraliste consistant à faire advenir des mondes. Mais quels mondes ? La méthode TTT dessine les contours d’une ontologie pluraliste qui consiste moins à multiplier les mondes qu’à instaurer un monde multiple. La nuance est politique : l’ontologie est une performance, une manière d’énacter la réalité, qui dit les versions de monde avec lesquels ou dans lesquels nous ne voulons pas vivre.
L’ontologie pluraliste est une ontologie politique. Elle est la condition pour faire transer l’Occident. En un sens, l’Occident ne demande que cela, s’il est vrai qu’on ne compte plus les courants critiques, alternatifs ou autres qui vont puiser ailleurs des ressources philosophiques et/ou spirituelles – l’anthroposophie, le néo-paganisme, les nouvelles religions de la terre, néo-druidisme et néo-chamanisme, l’éthique environnementale, l’écosophie holiste et biocentrique d’Arne Naess, le mouvement pour la décroissance de Pierre Rabhi, etc. Mais il nous faut pointer alors ce que serait la face négative du tournant ontologique : pour suivre la critique cinglante de Zoe Todd [40], anthropologue autochtone (Métis/otipemisiw, Canada), il pourrait n’être qu’un autre mot pour le colonialisme. Par cette critique, les intellectuel‧le.s autochtones réclament la possibilité de se faire entendre en tant qu’ils et elles sont porteur.ses de philosophies et de modes de connaissance spécifiques qui ne demandent qu’à dialoguer avec les philosophies et sciences du monde occidental.
Le concept de « désobéissance épistémique », que l’on doit à Walter Mignolo [41] offre un contrepoint à la face négative du tournant ontologique. C’est un concept responsif, c’est-à-dire qui joue dans les deux sens, entre le « nous et eux » du standard anthropologique. Pour « nous », il suppose de prendre conscience que la rhétorique de la modernité est l’expression de la « matrice coloniale du pouvoir [42] » qui consiste à penser que le monde non occidental peut produire de la culture mais qu’il est incapable de produire de la connaissance ou de la philosophie, et par conséquent, il suppose de renoncer à toute épistémologie générale. Pour « eux », il suppose de faire accepter une matrice décoloniale du savoir, matrice supposant et induisant un mode de relation au monde qui renverse le nôtre – lequel consiste à connaître avant de reconnaître. Vanessa Watts, universitaire Haudenosaunee et Anishnaabe, va nous permettre de prendre la mesure de l’écart majeur entre ces deux matrices [43].
Selon Vanessa Watts, l’être et la réalité autochtones ne répondent pas au cadre euro-occidental « épistémologie-ontologie » mais ont leur propre cadre, celui du « lieu-pensée » (place-thought) en dehors desquels ils ne sont pas ontologiquement compréhensibles : en l’occurrence ce cadre définit l’inséparabilité du lieu et de la pensée, et part du principe que de la terre (land), incarnation du féminin, est vivante et pensante et qu’humains et non-humains puisent leur agentivité dans l’extension de ses pensées. En ce lieu-pensée se condense pour elle la survie des peuples autochtones. Une implication et non des moindres de ce changement de cadre et de cette nécessité existentielle consiste à suspendre un jugement de vérité. Pour décrire et donner à comprendre le lieu-pensée, Watts a recours à deux récits – de ceux que les ethnologues nomment récits d’origine –, l’un, haudenosaunee, qui raconte comment la terre s’est formée, la femme ciel tombée du ciel atterrissant sur le dos de la Tortue, l’autre, anishnaabe, issu « du cadre historique des sept feux de la création », racontant comment le créateur, Gizhe-Mnidoo, a créé la première femme, la Terre. Elle conclut ainsi l’énonciation de ces deux récits : « Avant de continuer, je voudrais souligner que ces deux évènements ont eu lieu. Ils n’ont pas été imaginés ou fantasmés. Il ne s’agit pas de mythe ou de légende. Ces histoires ne sont pas des versions de “et la morale de l’histoire est…”. C’est ce qui s’est passé. » « C’est ce qui s’est passé » : en formulant ce jugement, pour nous « incroyable », Watts veut que nous entendions que ces récits ne sont pas à discuter car ils énoncent la réalité, celle du lieu-pensée, et elle l’affirme de sa parole et de scientifique et d’autochtone. Si elle débute son texte ainsi, consacré aux notions de lieu-pensée et d’agentivité, c’est pour bien signifier que là n’est pas la question : « ce qui s’est passé », entendu comme tel, est la base de toute possible conversation. Ce n’est pas discutable, dit-elle en substance, parce que ce serait alors courir le risque de perdre notre réalité.
Watts pose implicitement la question des modalités de rencontre de ce cadre ontologique avec le nôtre et donc des fondements d’une écologie des savoirs. Cette rencontre est bel et bien une rencontre de différences et qui doivent le rester. L’écologie des savoirs est une écologie de différences. Pour ma part, je suis convaincu que la différence est première (avant tout) et qu’elle est dernière (après tout). Pour Mignolo, il nous faut inventer « une épistémologie de frontière ». Tiens, justement, à propos de frontière, Shawn Wilson (nation crie Opaskwayak) raconte une histoire quant à ce qui se passait à l’époque pré-contact, lorsque les Cris se rendaient parfois aux limites de leurs terres : « Lorsqu’ils arrivaient à un endroit où ils savaient que d’autres peuples vivaient, ils s’arrêtaient et construisaient un feu de camp à la frontière. Les gens qui vivaient sur les terres voisines voyaient ce feu à la frontière entre les peuples, et ils savaient qu’ils pouvaient venir les visiter, communiquer avec les gens d’une autre culture ». « Comment créer des espaces intersectionnels aux limites de notre compréhension pour se rencontrer dans une nouvelle zone ? », poursuit-il. « Comment créons-nous les feux de camp, des feux de frontière qui invitent les autres à nous rendre visite [44] ? »
Si on peut allumer des feux de frontière et engager des conversations, on doit pouvoir faire transer l’Occident.
Bibliographie
[1] Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science , Paris, Desclée de Brouwer, 2016 (p. 279 pour la citation).
[2] Didier Debaise et Isabelle Stengers, Gestes spéculatifs, Dijon, Les Presses du Réel, 2015.
[3] Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science , op. cit., p. 279.[4] Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Évènement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2013.
[5] William James, La volonté de croire, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2005a [1897] (citations p. 40-41 et 50).
[6] Victor Turner, From Ritual to Theatre. The Human Seriousness of Play, New York, PAJ Publications, 1982.
[7] Eugenio Barba, Le Canoë de papier. Traité d’anthropologie théâtrale, Saussan, L’Entretemps éditions, 2004 [1993].
[8] La Scène et la terre. Questions d’ethnoscénologie, Internationale de l’imaginaire, n. s., n° 5, Paris, Babel, Maison des cultures du monde, 1996.
[9] Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, Paris, La Découverte, 2019.
[10] Tobie Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde. Les enjeux de l’ethnopsychiatrie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, coll. « Point Essais », 2001.
[11] Bertrand Hell, 2008, « Négocier avec les esprits tromba à Mayotte. Retour sur le “théâtre vécu” de la possession », Gradhiva, n° 7, 2008.
[12] Silvia Mancini, « Histoire des religions et constructivisme : la religion comme “technique” », dans Silvia Mancini (dir.), La fabrication du psychisme , Paris, La Découverte, 2006.
[13] David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2013.
[14] Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971 [1968].
[15] Jerzy Grotowski, « Theatre of Sources », dans Richard Schechner et Lisa Wolford (dir.), The Grotowski Sourcebook, Oxon, Routledge, 1996a [1980-1982].
[16] Ibid., p 260.
[17] Eugenio Barba, Le Canoë de papier. Traité d’anthropologie théâtrale,
[18] William James, La volonté de croire, op. cit..
[19] William James, Expériences d’un psychiste, Paris, Payot, 1972 [1924].
[20] Isabelle Stengers, « William James. Naturalisme et pragmatisme au fil de la question de la possession », dans Didier Debaise (dir.) Philosophie des possessions, Dijon, Les Presses du réel, 2011, p. 65.
[21] Julian Pitt-Rivers, « La revanche du rituel dans l’Europe contemporaine », dans Annuaire de l’École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, tome 93, 1984-1985, p. 41-60.
[22] Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes, n° 77, 1952, p. 1572-1590.
[23] Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Éditions Cambourakis, 2015 [1982] (p. 51 et 252 pour les citations).
[24] Starhawk, Quel monde voulons-nous ?, Paris, Éditions Cambourakis, 2019.
[25] Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, PUF, 2009, p. 44.
[26] Ibid., p 73.
[27] Marcio Goldman, « Reading Roger Bastide. Deutero-Learning the African Religions in Brazil », Études rurales, n° 196, 2015, p. 9-24.
[28] Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Le Seuil, 1980.
[29] Tim Ingold, L’anthropologie comme éducation, Rennes, PUR, 2018.
[30] Michel de Certeau, La culture au pluriel, Paris, Le Seuil, 1993.
[31] Léon Chertok, L’hypnose. Théorie, pratique et technique, Paris, Payot & Rivages, 2019 (1959).
[32] François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1994.
[33] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité. T. 1 Le défi magnétique ; T. 2 Le choc des sciences psychiques, Paris, La Découverte, 2014 [1999].
[34] Léon Chertok, Isabelle Stengers et Didier Gille, Une vie de combats. De l’antifascisme à l’hypnose, Paris, La Découverte, 2020, p. 445.
[35] Corine Sombrun, La diagonale de la joie. Voyage au cœur de la transe, Paris, Albin Michel, 2021.
[36] Josep Rafanell i Orra, En finir avec le capitalisme thérapeutique, Paris, La Découverte, 2011.
[37] Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020.
[38] John Law, « What’s wrong in a one-world world? », Distinktion: Scandinavian Journal of Social Theory, vol. 16, n° 1, 2015, p. 129.
[39] Amiria Henare, M. Holbraad et Sari Wastell (dir.), Thinking Through Things. Theorising Artefacts Ethnographically, Londres, Routledge, 2007.
[40] Zoe Todd, « An Indigenous Feminist’s Take on the Ontological Turn: “Ontology” is just another word for colonialism », Journal of Historical Sociology, vol. 29, n° 1, 2016.
[41] Walter Mignolo, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2015.
[42] Anibal Quijano, « Colonialidad y modernidad/racionalidad », Perú Indígena, vol. 13, n° 29.
[43] Vanessa Watts, « Indigenous place-thought & agency amongst humans and non-humans (First Woman and Sky Woman go on a European world tour!) », Decolonization: Indigeneity, Education & Society, vol. 2, n° 1, 2013.
[44] Dawn Hill Adams, Shawn Wilson, Ryan Heavy Head, Edmund W. Gordon, Ceremony at a Boundary Fire: A Story of Indigenist Knowledge, Sydney, eScholarship Repository of the University of Sydney, Australia. 2015.
Jean-Louis Tornatore est anthropologue, professeur à l’Institut Denis Diderot, université de Bourgogne et membre du LIR3S. Spécialisé dans les questions de patrimoine, il travaille plus particulièrement sur les formes non institutionnelles d’attachements au passé et à la culture, et leur compréhension au sein des expériences de l’anticapitalisme et devant les enjeux de l’Anthropocène.
Site : https://lir3s.u-bourgogne.fr/membres/tornatore-jean-louis/
Pour citer cet article
Jean-Louis Tornatore
« Transe. Transe, art pour un XXIe siècle transi », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 19/09/2023, consulté le 21/11/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-38.