Écocide. Un outil juridique de transition ?
Vocabulaire critique et spéculatif des transitions
ARTICLES
| É

É

Écocide

Télécharger la version pdf de ce texte

Un outil juridique de transition ?

Nadia Belaïdi
Raphaël Porteilla

« Éco » vient du grec oïkos, la maison et « cide » du latin caedere, qui signifie tuer. L’écocide se réfère à la destruction de l’habitat commun, de la maison où toutes les espèces cohabitent, donc à la destruction des écosystèmes et des vivants qui les peuplent [1]. En dépit de son ancienneté, cette notion d’écocide a tardé à être reconnue dans les instances internationales, pourtant elle fait peu à peu son chemin dans le monde alors qu’une dizaine d’États l’ont déjà intégrée dans leur droit interne. En novembre 2023, l’Union européenne a été la première instance internationale à criminaliser les dommages environnementaux à grande échelle « comparables à un écocide ». Après des mois de négociation, un accord sur la criminalité environnementale reconnaît la spécificité des crimes environnementaux et invente une nouvelle législation pour lui donner corps.

À l’échelle du monde s’invente progressivement un nouveau droit porté par des militants environnementaux et des juristes qui entendent faire de « l’écocide » un levier d’action pour freiner la destruction des écosystèmes en criminalisant les atteintes à la nature. La crise environnementale renvoie, en général, à quatre dimensions principales : le changement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la raréfaction des ressources naturelles, les effets des pollutions et des transformations du cadre de vie sur la santé humaine [2]. Si les deux dernières dimensions n’impactent que l’humain, les deux premières impliquent plus que l’humain. Elles sont porteuses de dérèglements, eux-mêmes porteurs de pénuries, d’inégalités et de violences sur le très long terme.

Face à cette crise systémique, le rôle du droit s’avère fondamental pour modifier les catégories à travers lesquelles le monde est pensé et renverser l’exercice de la domination, tout en pointant les responsabilités. Dans ces conditions, l’écocide peut-il devenir un outil juridique de transformation des relations à la nature ?

Genèse d’une nouvelle catégorie juridique

Utilisé pour la première fois par le biologiste américain Arthur W. Galston lors de la Conférence sur la guerre et la responsabilité nationale de Washington, puis lors de la Conférence de Stockholm sur l’environnement en 1972, le terme écocide renvoie initialement à la destruction de l’environnement par des armes militaires chimiques dans le contexte d’une guerre [3]. En 1973, une première définition élaborée par Richard A. Falk situe l’écocide comme un des actes suivants commis avec l’intention de perturber ou de détruire, en tout ou partie, un écosystème humain : l’utilisation des armes de destruction massive, l’utilisation des herbicides chimiques dans le but de défolier les forêts à des fins militaires, l’utilisation des bombes et de l’artillerie pour nuire à la qualité des sols, l’utilisation des équipements de terrassement afin de détruire de larges étendues de forêts à des fins militaires, l’utilisation de techniques pour modifier la météo comme arme de guerre, le renvoi forcé des êtres humains ou des animaux de leurs lieux d’habitation afin de faciliter la poursuite d’un objectif militaire ou industriel [4]. Cette définition, ne visant que les atteintes graves à l’environnement en temps de guerre, en réduisait déjà la portée.

Dans une autre logique, le juriste Raphaël Lemkin, dès 1933, ambitionne de souligner les liens entre la notion d’écocide et celle du génocide du fait de la relation étroite entre les crimes contre la nature et les crimes contre les populations colonisées et dépossédées [5]. Ce parallèle est reconnu lors de l’élaboration de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. R. Lemkin a proposé une composante culturelle au génocide à travers la notion de « vandalisme », reconnaissant que la destruction d’une culture peut avoir comme conséquence la liquidation d’un groupe social. La destruction environnementale peut entrainer des conditions de vie qui portent atteinte à la culture, à l’identité et à l’existence d’un groupe social [6]. Par conséquent, l’écocide peut être considéré comme une forme de génocide. Néanmoins, le texte final de la Convention exclut le génocide culturel et ne retient que les actes de destruction physique ou biologique dans l’intention de détruire un groupe racial, religieux, ethnique ou national.

Par la suite, cette question de la relation entre la destruction écologique et les impacts sur les populations humaines a été débattue au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU) dans le cadre des améliorations à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Malgré les efforts déployés lors des différentes discussions, la reconnaissance de l’écocide en tant que crime peine à pénétrer l’ONU. Dans les années 1980, la Commission du droit international a repris l’idée d’incriminer l’écocide en temps de paix et en temps de guerre dans le cadre de l’élaboration du projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Néanmoins, la version finale du projet exclut la notion d’écocide et fait seulement référence à l’utilisation de méthodes de guerre non justifiées par des nécessités militaires dans l’intention de causer des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel en temps de guerre [7].

Dans les années 1990, plusieurs juristes proposent des définitions visant les crimes contre la nature en temps de paix et en temps de guerre et militent en faveur de la reconnaissance de l’écocide comme crime international. Si Lynn Berat emploie le terme « géocide » en le définissant comme « l’équivalent du génocide dans le contexte environnemental [8] », Mark A. Gray se fonde, quant à lui, non sur la destruction intentionnelle des espèces, mais sur les violations de certaines obligations et certains droits [9]. Dans cette optique, il adopte une approche moins anthropocentrique, reconnaissant la valeur intrinsèque des éléments naturels et le devoir de protection de l’humanité envers la nature. C’est toutefois Polly Higgins, avocate et militante écossaise, qui franchit un seuil en considérant le système capitaliste comme principal acteur de l’écocide.

Selon elle, « l’écocide est l’endommagement massif, la destruction ou la perte de l’écosystème d’un territoire donné, résultant de l’action humaine ou d’autres causes, de telle sorte que la jouissance paisible par les habitants de ce territoire a été sévèrement diminuée [10] ». Elle distingue ainsi deux types d’écocide : l’écocide dû aux catastrophes naturelles, telles que les tsunamis ou les ouragans, et l’écocide dû aux activités humaines, telles que la déforestation massive ou la pollution. P. Higgins préconise ainsi de faire de l’écocide un cinquième crime contre la paix aux côtés du crime contre l’humanité, du crime de guerre, du génocide et du crime d’agression, en soulignant qu’il viole le droit à la vie des êtres humains et non humains ainsi que les droits des générations futures [11]. Elle conceptualise l’écocide en tant que crime international à travers sa capacité à générer des impacts transfrontières préjudiciables qui nécessitent une réponse transjuridictionnelle. Sa proposition vise à mettre en cause les multinationales et les gouvernements qui exploitent et détruisent la nature pour le profit. Elle vise aussi la reconnaissance et la responsabilité de ceux qui assistent, conseillent et aident (les banques ou les entreprises) dans leurs projets écocidaires.

Un outil d’action pour défendre la nature

Avec sa proposition d’incrimination de l’écocide, P. Higgins milite pour une responsabilité objective [12] (dans les pays de common law, strict liability) en vue de mettre en cause une personne morale ou physique sans que l’intention, la négligence, la connaissance soient prises en considération, si ce n’est pour la détermination des éléments aggravants. En d’autres termes, selon P. Higgins, la nécessité de prouver l’intention de nuire n’est pas obligatoire – les infractions ne nécessitent pas la preuve de la mens rea (l’esprit criminel), mais seulement de l’actus reus (l’acte illégal). Sur ce dernier point, Laurent Neyret, juriste français, soutient au contraire une mise en cause quand l’infraction environnementale a été commise délibérément et en connaissance de cette action. Il insiste sur la reconnaissance du crime d’écocide qui devrait être réservée aux crimes hors du commun et la reconnaissance du crime d’écocide qui devrait être subordonnée à la preuve que l’infraction a été commise avec intention et en connaissance [13]. Il opère ainsi une distinction entre les actes intentionnels entendus et graves (l’écocide) et les crimes environnementaux « ordinaires » non intentionnels (écocrimes).

Si de telles distinctions semblent subtiles pour le profane, elles n’en cachent pas moins une question fondamentale : qui est responsable ? Dans les exemples les plus emblématiques tels que la fracturation hydraulique, les marées noires ou l’assèchement de la mer d’Aral en Asie centrale, les atteintes à l’environnement peuvent être qualifiées d’écocides. Il s’agit donc de destructions massives des écosystèmes qui mettent en péril les conditions d’habitabilité de la Terre par les êtres humains et non humains. Signifiant les risques liés à la mise en péril des processus écologiques, l’écocide indique la portée et les effets cumulatifs de l’extinction d’espèces et de la destruction d’habitats provoquées par l’Homme. Il permet alors d’introduire un changement d’échelle dans la considération et la condamnation des atteintes à l’environnement, car il intègre les actions qui bouleversent les écosystèmes, mais aussi celles qui pourraient mettre en danger la sûreté de la planète et même la paix.

La conceptualisation de l’écocide et la proposition concernant son incrimination ont inspiré de nombreux juristes et mouvements écologistes partout dans le monde. On peut citer notamment le mouvement citoyen End Ecocide on Earth qui promeut la reconnaissance du crime d’écocide par le droit pénal. Il définit l’écocide comme « un dommage grave à tout ou partie du système des communs planétaires ou un système écologique de la Terre [14] ».

En France, la juriste et militante Valérie Cabanes, qui a été porte-parole du mouvement End Ecocide on Earth, œuvre à la reconnaissance de ce crime en cherchant à accorder une personnalité juridique à des entités qui n’en ont pas [15]. Un écosystème, la nature, un fleuve, un territoire pourraient être défendus en justice et l’atteinte qui leur est faite reconnue en en faisant des sujets de droit, susceptibles d’être représentés pour revendiquer en leurs noms indemnisations et protection.

Le crime emblématique de l’âge écologique

En écho à la notion de génocide, l’écocide pose la question fondamentale du lien intrinsèque entre la destruction de la Nature et la destruction de l’Homme. À ce titre, « le crime d’écocide pourrait être considéré comme le crime emblématique de l’Anthropocène [16] ». Cette nouvelle ère, qui bouleverse les représentations dominantes du monde [17], ignore la coupure entre Nature et Culture [18] et renouvelle la compréhension de la « crise environnementale » contemporaine en invitant à une relecture, depuis la révolution industrielle et à l’échelle de la Terre, du modèle promu pour vivre avec, de et dans la Nature. Le système économique capitaliste normalise et légitime les activités destructrices au nom de la croissance et du profit. Et les systèmes juridiques reflètent, reproduisent et protègent les intérêts économiques des États et des entreprises multinationales.

C’est la raison pour laquelle des écocides continuent de se produire partout dans le monde au détriment des écosystèmes et de leurs habitants humains et non humains. L’écocide met ainsi en relief les conséquences écologiques et sociales des outils enracinés dans les modèles de développement promus par les gouvernements occidentaux. Il souligne le caractère structurel des atteintes environnementales. À cet égard, il devient un marqueur de la domination d’un modèle de vie unique, dit globalisé, dont résulte la crise écologique multiforme (climat, énergie, alimentation, pauvreté, etc.).

La question de la transition est dès lors d’une réelle acuité. Des mouvements émergent pour proposer des alternatives, chercher des terrains d’entente plutôt que la confrontation politique, et s’efforcer de trouver une définition différente de ce que constitue le « politique ». Visant une « transition intérieure », ils tendent vers un changement structurel. Inspirés du mouvement féministe et des cultures autochtones, entre autres, ces mouvements, tels que le Mouvement de la Transition ou la Via Campesina [19], ou le concept de Buen vivir, sont ancrés dans des ontologies qui mettent l’accent sur l’interdépendance de tous les vivants. Si on ne peut préjuger des transformations que ces mouvements pourront entrainer, les visions du monde [20] différentes qu’ils mobilisent font déjà état de pratiques où s’incarnent les valeurs de sociétés écologiques, non capitalistes, non patriarcales, non racistes et pluriverselles [21].

Notes

[1] Voir, sur l’ensemble de ce concept, Tekayak Deniz, Anthropocène et Écocide : bilan réflexif sur la trajectoire du crime environnemental, université de Bourgogne, thèse de Science politique, 2021.
[2] Bonneuil Christophe, Fressoz Jean-Baptiste, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’Histoire et nous, Paris, Seuil, 2013, spéc. p. 37-42.
[3] Zierler David, The Invention of Ecocide: Agent Orange, Vietnam, and the Scientists Who Changed the Way We Think About the Environment, Athens (GA), Georgia University Press, 2011.
[4] Falk Richard A., « Environmental Warfare and Ecocide – Facts, Appraisal, and Proposals », Bulletin of Peace Proposals, 1973, vol. 4, no 1, p. 90.
[5] Crook Martin, Short Damien, « Marx, Lemkin and the Genocide-Ecocide Nexus », The International Journal of Human Rights, 2014, vol. 18, no 3, p. 312-313 ; Lemkin Raphaël, Les actes constituant un danger général (interétatique) considérés comme délits de droit des gens, explications additionnelles au Rapport spécial présenté à la Cinquième Conférence pour l’unification du droit pénal à Madrid tenue du 14 au 20 octobre 1933, Paris, Pédone, 1933.
[6] Ibid.
[7] Gauger Anja et al., « The Ecocide Project. Ecocide is the Missing 5th Crime Against Peace », Human Rights Consortium, School of Advanced Study, University of London, 2012, p. 10.
[8] Berat Lynn, « Defending the Right to a Healthy Environment: Toward a Crime of Geocide in International Law », Boston University International Law Journal, 1993, vol. 11, no 2, p. 328.
[9] Gray Mark Allan, « The International Crime of Ecocide », California Western International Law Journal, 1996, vol. 26, no 2, p. 215-271.
[10] Higgins Polly, Earth is Our Business: Changing the Rules of the Game, Londres, Shepherd Walwyn, 2012, p. 3.
[11] Ibid., p. 160.
[12] Higgins Polly, Eradicating Ecocide: Exposing the Corporate and Political Practices Destroying the Planet and Proposing the Laws Needed to Eradicate Ecocide, 2e édition, Londres, Shepherd Walwyn, 2015, p. 68.
[13] Neyret Laurent, « Pour la reconnaissance du crime d’écocide », Revue juridique de l’environnement, 2014, vol. 39, hors-série no 1, p. 193.
[14] End Ecocide on Earth, « Proposition d’amendements sur le crime d’écocide », article 8 ter [en ligne], 2016, disponible sur https://www.endecocide.org/wp-content/uploads/2016/10/CPI-Amendements-Ecocide-FR-sept2016.pdf.
[15] Cabanes Valérie, Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide, Paris, Seuil, 2016.
[16] Belaïdi Nadia, Méténier Marie, « Écocide », dans Dictionnaire critique de l’anthropocène, Paris, CNRS Éditions, 2020, p. 274-275.
[17] Latour Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
[18] Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[19] Hopkins Rob, Manuel de Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale (trad. de l’anglais), Montréal-Escalquens, Les Éditions Écosociété, 2010.
[20] Geertz Clifford, « Ethos, World-View, and the Analysis of Sacred Symbols », The Antioch Review, 1957, vol. 17, no 4, p. 421-437.
[21] Escobar Arturo, « Transitions civilisationnelles », dans Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Paris, Éditions Wildproject, 2022, p. 467-470.


Nadia Belaïdi est directrice de recherche CNRS, spécialiste du Droit international et comparé de l'environnement et d'Anthropologie du droit.


Raphaël Porteilla est professeur de Science politique à l'université de Bourgogne.




Pour citer cet article
Nadia Belaïdi
Raphaël Porteilla
« Écocide. Un outil juridique de transition ? », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne], mis en ligne le 07/02/2024, consulté le 27/04/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-41.