Critiques latinoaméricaines de la raison coloniale : vers une nouvelle écologie des savoirs
Philippe Colin
Notre conception carrée du monde et de la révolution est ressortie toute cabossée de sa confrontation avec la réalité indigène du Chiapas. De ces chocs est né quelque chose de nouveau […] que l’on appelle aujourd’hui le néo-zapatisme.
Sous-commandant insurgé Marcos
L’expression « perspective décoloniale » est sans doute la mieux à même de décrire cet espace de réflexion qui s’est déployé en Amérique latine, à la fin des années quatre-vingt-dix, à la croisée des mondes académiques et militants autour des propositions théoriques élaborées par le réseau Modernité/Colonialité/Décolonialité (MCD). Elle permet de rendre justice à l’une des revendications centrales de ce paradigme, qui a l’ambition de faire de l’Amérique latine/Abya Yala [1] le lieu d’énonciation d’une pensée alternative, un observatoire à partir duquel une compréhension renouvelée du monde peut émerger et un nouveau monde être projeté.
Précisons d’emblée que l’Amérique latine dont il est question n’est pas une entité géoculturelle discrète, cohérente et homogène, mais un lieu d’énonciation géopolitique (structuré par des paramètres de classe, de race, de genre, de géographie, de langue ou de culture) inscrit dans le système de pouvoir/savoir global, capable de s’actualiser en des temps et des lieux divers.
Il peut être utile d’envisager l’Amérique latine comme un carrefour : une formation régionale où les théories critiques provenant de trajectoires diverses (de l’économie politique marxiste et du poststructuralisme à la pensée décoloniale), où une multiplicité d’histoires et d’avenirs et où une grande diversité de projets culturels et politiques trouvent un espace de convergence [2].
La perspective que dégage le geste décolonial permet de déployer une réalité tout autre que celle qui est saisie depuis le/un centre. Pour autant, la perspective décoloniale ne prétend pas que son point de départ particulier soit reconnu comme universellement valide ; elle ne prétend pas faire de la singularité une vérité.
Aux sources des théories décoloniales contemporaines
Avant de présenter la catégorie fondamentale de colonialité et les propositions analytiques qui en découlent, il nous semble utile de revenir brièvement sur le terreau singulier à partir duquel cette perspective s’est progressivement déployée. Dans une approche généalogique, la perspective décoloniale peut être appréhendée comme un espace de réflexion qui émerge au cours de la première moitié du xxe siècle, se développe pendant la première période de l’après-guerre, connaît une éclipse relative à partir de la seconde moitié des années soixante-dix et se réarticule à la fin des années quatre-vingt-dix. On peut dégager la caractéristique principale de cet espace : il propose une conception située et perspectivée de la théorie sociale qui se déploie sur les deux versants de la théorie critique, le versant analytique et le versant pratico-normatif. La construction de ce point de vue a deux conséquences : d’une part, il dégage les singularités d’une expérience décentrée de la domination au sein du système capitaliste moderne/colonial ; de l’autre, il engage une vision relationnelle de la différence sociale à l’échelle globale. Pour autant, si ces modèles théoriques ont été conçus à partir d’un regard contextualisé et à partir de la singularité historique latinoaméricaine, cela n’en fait pas des théories pour et sur la région. En reconstruisant l’Amérique latine/Abya Yala comme un effet de relation, elles permettent de penser l’ensemble du pouvoir hégémonique mondial. Autrement dit, le modèle que propose la perspective décoloniale imprime une nouvelle orientation à la lecture de l’histoire mondiale.
De fait, les sciences sociales latinoaméricaines ont produit avant la lettre, dès le début des années soixante, une global history. Des thèmes comme celui de la centralité de l’esclavage ou la constitution d’espaces sociopolitiques transatlantiques ne sont pas des nouveautés au sein de cet espace de réflexion [3]. Il existe cependant une différence substantielle entre les approches prônées par les sciences sociales latinoaméricaines et la global history. En termes narratologiques, l’histoire globale reste une histoire produite par le centre, un récit porté par un narrateur extradiégétique ne parlant d’aucune position particulière et ne s’adressant à personne en particulier. Elle opère, après désancrage, par surcentrement. Cette histoire, quelles que soient par ailleurs ses qualités, fétichise les circulations, en les présentant parfois comme des phénomènes harmonieux, quasi naturels, ininterrompus. La théorie sociale latinoaméricaine prône en revanche une narration située, intradiégétique. Elle est particulièrement attentive aux entraves, aux hiérarchies, aux asymétries, aux frontières qui informent et contraignent les déplacements des corps, des mots et des choses entre les espaces du monde. En somme, l’approche décoloniale ne vise pas tant à changer d’optique qu’à problématiser la perspective.
Si on opte pour une compréhension élargie de la pensée décoloniale, on peut identifier, schématiquement, trois matrices théorico-politiques névralgiques : le marxisme hétérodoxe latinoaméricain, les pensées de la libération et ce que nous proposons d’appeler le « moment 1992 ».
Les marxismes orthodoxes latinoaméricains émergent à partir des années vingt, au croisement des réflexions sur la singularité des formes historiques de domination en Amérique latine et de l’appropriation progressive (et souvent fragmentaire) de la pensée marxienne. Si, récemment, des travaux universitaires francophones ont réinvesti certaines des figures de ce marxisme critique, notamment Carlos Mariátegui [4], d’autres restent largement inconnues en France, comme l’historien marxiste Sergio Bagú [5]. Ces penseurs ont pour point commun d’avoir élaboré, depuis les bords du marxisme, une critique radicale du métarécit du développement historique. Pour Carlos Mariátegui, l’hétérogénéité de la réalité latinoaméricaine, qu’elle soit économique, sociale et civilisationnelle, la multitude des modes de vie existants, rend non simplement inutilisables les catégories libérales et républicaines, mais implique également de sortir le marxisme de son carcan eurocentriste. C’est le sens du fameux débat sur les modes de production qui traverse tout le champ marxiste latinoaméricain pendant les années soixante : il n’existe pas de structures et de logiques historiques uniques permettant de saisir toutes les formations sociales. Ce travail de décentrement de la pensée marxiste a débouché sur une compréhension renouvelée et décentrée de l’impérialisme. Les théorisations de l’impérialisme européennes se sont en effet focalisées sur le mouvement du centre vers la périphérie. Or, pour la critique marxienne latinoaméricaine, cette approche masque la très longue durée de la matrice capitaliste/coloniale et la constante reconstitution des processus de spoliation globaux, la structure fractale des chaînes de domination et les dynamiques locales que génère ce processus. La première grande rupture latinoaméricaine envers le modèle colonial du monde – le modèle diffusionniste [6] – se concrétise théoriquement au début des années soixante avec l’émergence de la critique de la dépendance [7]. La notion de centre/périphérie, qui est au centre des réflexions dépendantistes, permet de saisir le système du monde capitaliste comme un système dans lequel la grande frontière qui sépare le Nord du Sud géopolitique permet la reproduction du système. L’analyse en termes de dépendance permet en outre d’ouvrir une réflexion sur les fonctions idéologiques de l’impératif de modernisation et de développement.
La deuxième matrice décoloniale est celle qui a émergé à la fin des années soixante autour de la notion de « libération ». À partir d’une prise en compte de l’internalisation de la dépendance, les pensées de la libération proposent une critique multiscalaire de la géopolitique du savoir. La critique de l’assujettissement intellectuel du Sud se double d’une critique de la critique produite au sein des institutions du centre. En s’ouvrant aux intensités locales, aux savoirs qui émergent à même les milieux de vie, la théologie ou la sociologie de la libération ont cherché à déjouer la tentation de la représentation et du surcentrement. L’autre – le pauvre, la victime, l’autre de la marchandise, celles et ceux auxquel·les le Nord-Monde refuse tout point de vue – est perçu comme le sujet d’un savoir critique singulier dont la perspective donne non seulement un autre éclairage sur le monde, mais peut aussi faire événement, opposer une résistance, parasiter la bonne histoire et pointer un au-delà. Un savoir dont aucune science universelle ne peut faire la synthèse.
La troisième matrice est celle du « moment 1992 ». Cette séquence, où, en réponse aux célébrations officielles du quincentenaire de la « Rencontre de Deux Mondes », les organisations autochtones d’Abya Yala, en se réidentifiant à une catégorie censée disparue, l’indigène, déstabilisent à jamais les certitudes militantes et académiques. Subitement, des expériences historiques – celles des premiers « indigènes » du système-monde capitaliste colonial –, interceptées ou annulées, sont ravivées et reprennent leurs cours, en articulant une critique radicale du grand récit occidental du monde : 1492, nada que celebrar (« 1492, rien à célébrer »). Cette irruption n’est pas à proprement parler une « nouveauté ». Comme le souligne très justement Walter D. Mignolo, la praxis décoloniale a émergé « naturellement comme conséquence de l’implantation des structures de domination, de la matrice coloniale du pouvoir ou de la colonialité du pouvoir [8] ». Dès le xvie siècle, les communautés indigènes et afro-caribéennes qui voient la transformation de leur monde de vie en un « monde de la mort » entament un travail épistémique de dissociation et se lancent dans la construction de pratiques et de connaissances « autres » à partir de la frontière du système mondial moderne/colonial. Si le « moment 1992 » marque une rupture, c’est surtout parce qu’il rend possible la convergence et la fécondation mutuelle de deux traditions anticoloniales différentes : l’une, autochtone, souterraine et souvent connue des seules communautés, et l’autre, néo-marxiste, issue de l’articulation entre les champs militants et académiques.
Précisons que la théorie décoloniale académique et militante contemporaine ne prétend pas seulement « récupérer » les savoirs critiques des sujets et des collectifs soumis à l’écrasement moderne/colonial. Elle se présente aussi comme un geste de reprise et de prolongation des pensées et pratiques décoloniales passées et présentes. En mobilisant les idées de pluriversalité, la perspective décoloniale affirme non seulement que d’autres mondes sont possibles, mais que d’autres mondes ont toujours existé pour qui prend la peine de déconstruire les dispositifs de pouvoir/savoir qui en produisent l’inexistence [9].
Colonialités
C’est autour de la notion axiale de colonialité, formulée pour la première fois par le sociologue péruvien Aníbal Quijano en 1992, que s’est déployée la pensée décoloniale contemporaine, d’abord au sein d’un groupe pluridisciplinaire de chercheuses et de chercheurs, pour la plupart latinoaméricain·es – le réseau MCD – puis, plus récemment, au sein d’une pluralité de courants, de collectifs et de pratiques (féminismes communautaires, artivismes, mouvements afro-descendants et autochtones, etc.). Pour saisir la puissance analytique et heuristique de ce concept en tant qu’instrument fondamental pour repenser la politique de la connaissance, il convient ici d’exposer brièvement les propositions théoriques développées par le réseau MCD.
Rappelons tout d’abord que la théorie décoloniale ne constitue pas une simple acclimatation locale des études postcoloniales et subalternes. S’il est indéniable que l’approche décoloniale développée par le réseau MCD naît bien de la réception critique des postcolonial et des subaltern studies, son champ d’analyse et ses choix épistémologiques s’en distinguent suffisamment pour que l’on puisse considérer qu’elle constitue un paradigme distinct. Au lieu d’interroger le système colonial et les traces qu’il aurait laissées sur les structures symboliques et matérielles des sociétés colonisées et colonisatrices, la théorisation décoloniale se concentre sur l’analyse de la géopolitique du pouvoir, du savoir et de l’être – la colonialité – qui a émergé avec la colonisation européenne des Amériques, s’est consolidée avec l’établissement du système mondial capitaliste moderne/colonial, et se perpétue aujourd’hui dans les relations asymétriques entre le Nord et le Sud global [10].
Cette redéfinition du champ analytique implique une reconfiguration de l’ordre de succession des phénomènes et de la causalité : la colonialité ne doit pas être comprise comme la survivance résiduelle d’une violence originelle – le colonialisme –, mais comme une structure profonde qui conditionne, légitime et perpétue la distribution inégale des ressources matérielles et symboliques à tous les niveaux de la vie sociale. En d’autres termes, les imaginaires coloniaux que les théories post analysaient comme des continuités ou des sédimentations historiques constituent, dans la perspective décoloniale, les manifestations d’un régime de vérité, d’une épistémè spécifique qui persiste à structurer notre intelligibilité du monde.
Le glissement de la critique du colonialisme à la critique de la colonialité prend appui sur une rupture explicite avec ce qu’Enrique Dussel appelle « le mythe eurocentré de la modernité » ; autrement dit l’ensemble des discours qui tendent à faire de la modernité le résultat de processus internes culturels à l’Europe. À partir de ce geste fondamental, les théoriciens et théoriciennes du réseau MCD proposent une série d’opérations qui leur permet de dépasser la vision diffusionniste qui sous-tend ces interprétations et de repenser radicalement le déploiement spatio-temporel du système-monde moderne.
En premier lieu, le programme MCD situe les origines de la modernité au moment de la colonisation de l’Amérique et du contrôle ultérieur de l’Atlantique par les puissances ibériques. Dans la redéfinition relationnelle qu’en propose Enrique Dussel, la modernité devient indissociable du déploiement progressif du système colonial atlantique :
Nous proposons une nouvelle vision de la Modernité, dans un sens mondial. Elle consisterait à définir comme une détermination fondamentale du monde moderne le fait d’être (ses États, ses armées, son économie, sa philosophie, etc.) le centre de l’histoire du monde [11].
L’inscription de la modernité dans le contexte de l’histoire de l’Atlantique coloniale permet de réintégrer la brutalité matérielle et métaphysique que son récit intraeuropéen externalise. La transition vers la modernité n’est plus le résultat de développements internes à l’Europe – le mythe de l’exceptionnalisme européen –, mais un processus relationnel qui implique, ab initio, le rapport singulier à l’altérité provoquée par la « découverte du Nouveau Monde ». Selon Enrique Dussel, l’ego conquiro (« je conquiers ») de la première modernité hispanolusitanienne constitue le préalable pratique de l’ego cogito (« je pense ») autocentré de la seconde modernité [12]. En d’autres termes, on ne peut appréhender la formation de la subjectivité occidentale moderne et l’épistémè qui la sous-tend en la détachant de la crise provoquée par l’interaction coloniale. D’un point de vue théorique, l’affirmation selon laquelle l’expansion coloniale et la modernité constituent deux processus interdépendants implique une reconfiguration de l’objet d’étude : l’unité d’analyse pertinente de la modernité devient le noyau insécable modernité/colonialité.
Deuxièmement, les penseurs et penseuses décoloniaux affirment que la race a été la première catégorie sociale proprement moderne : son émergence et sa consolidation historique coïncident avec le processus de colonisation européenne du monde et la production concomitante d’un pouvoir/savoir eurocentré. Située à l’intersection d’une multitude de hiérarchies hétérogènes et de dispositifs de domination et d’exploitation (sexuels, politiques, épistémiques, économiques, spirituels, linguistiques et raciaux), la race n’est pas un simple effet des logiques d’accumulation du capital. Elle en est son principe organisateur. Selon Aníbal Quijano, les premières opérations de classification raciale et d’infériorisation de la différence ont lieu dès les débuts de la conquête du « Nouveau Monde ». De l’Atlantique coloniale, elles se sont étendues aux populations du monde entier, rendant possible l’établissement d’un différentiel d’humanité à l’échelle globale, aujourd’hui encore à l’œuvre dans les rapports de prédation et d’extraction que le Nord-Monde impose aux sociétés du Sud.
La philosophe argentine María Lugones a développé un modèle analytique qui enrichit la définition de la colonialité du pouvoir d’Aníbal Quijano, tout en résolvant certaines de ses apories. Selon elle, en privilégiant la colonialité du pouvoir au détriment de ses manifestations concrètes, Aníbal Quijano tend à réduire la question du genre à une simple manifestation de la lutte coloniale pour le contrôle de la sexualité, de ses ressources et de ses produits. Comme elle l’a démontré, cette conception naturalisante du sexe implique une série de présupposés qui restent largement impensés, tels que le dimorphisme sexuel, l’hétérosexualité et la distribution patriarcale du pouvoir. S’appuyant sur les travaux des anthropologues Paula Gunn Allen et Oyèrónkẹ Oyěwùmí sur les sociétés précoloniales, María Lugones soutient que les notions de sexe et de genre, tout comme l’idée de race, sont constitutives de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être. Afin de saisir comment les catégories de genre, de sexe et de race ont historiquement interagi dans l’expérience des « femmes » colonisées, María Lugones a forgé le concept de « colonialité du genre ». Ce cadre analytique permet de décrire comment l’identité des sujets colonisés a été réinventée sur la base d’un binarisme sexuel rigide, et comment cette « imposition coloniale du genre », au même titre que la race, a non seulement permis de produire et reproduire la différence coloniale, mais reconfigure transversalement les domaines de l’écologie, de l’économie, du savoir et de la spiritualité [13].
Le concept, plus récent, de « colonialité de la nature » cherche à (re)mettre au centre de la conversation la dimension environnementale des modes de production coloniaux de la réalité. Bien que la « nature » ne soit pas absente des premières formulations théoriques de la colonialité – notamment chez Aníbal Quijano –, son traitement dans l’ensemble des productions du réseau MCD reste marginal, car elle est généralement considérée comme une question d’emblée contenue dans la critique de l’accumulation primitive. Il convient toutefois de mentionner les travaux pionniers du sociologue vénézuélien Fernando Coronil qui proposent, dès la fin des années quatre-vingt-dix, une riche réflexion sur la manière dont l’effacement des conditions de possibilité naturelles de la production de la valeur en régime extractiviste a abouti à une paradoxale naturalisation de l’État et des formes de domination impériales [14]. Plus récemment, le sociologue argentin Héctor Alimonda a cherché à mettre systématiquement en dialogue la perspective décoloniale avec l’histoire de l’environnement et l’écologie politique latinoaméricaine. Ses travaux nous permettent de comprendre comment le régime de nature moderne colonial, fondé sur le découplage entre l’ordre de la polis et l’ordre de la nature, prend son essor avec la conquête et la mise en exploitation coloniale de la nature américaine, appréhendée comme un ensemble de ressources orientées vers la production de valeur et l’accumulation capitaliste en dehors du continent [15]. Or, souligne Héctor Alimonda, ce régime colonial de « mise en valeur » de la nature n’a pas seulement introduit une violente rupture des équilibres socioécologiques existants avant la conquête : appréhendé comme un fait structurel, il a largement déterminé l’hétéronomie historique des sociétés latinoaméricaines, et en particulier des populations racisées, quant à l’usage des ressources naturelles et à leur capacité à définir les buts de ces usages.
Enfin, les auteurs du programme MCD identifient l’eurocentrisme comme la forme spécifique de la connaissance produite dans le cadre de la modernité/colonialité. L’eurocentrisme est une forme très particulière d’ethnocentrisme : on pourrait le définir comme un régime de vérité fondé sur une confusion systématique entre l’universalisme abstrait et l’hégémonie mondiale concrète issue de la position de l’Europe comme centre du système-monde capitaliste. Pour rendre compte de ce processus d’universalisation du « folklore autochtone occidental [16] », le philosophe colombien Santiago Castro-Gómez a forgé l’expression « d’hybris du point zéro » : le « péché d’orgueil » d’un mode de connaissance qui prétend s’abstraire complètement de ses conditions géoculturelles de production et n’avoir ainsi aucun point de vue particulier [17]. Il va sans dire que l’imposition de ce régime de vérité spécifique a été historiquement coercitive : il a impliqué – et continue d’impliquer – la destruction méthodique du plurivers réellement existant et, simultanément, le déni de cette destruction. À bien y réfléchir, comme le souligne justement Rita Laura Segato, l’eurocentrisme n’est rien d’autre que le racisme appliqué à l’ordre du savoir [18]. Il est ce principe, dérivé de la relation matricielle « civilisé-sauvage », qui attribue une valence inégale aux savoirs, aux règles et aux modes d’existence des sociétés humaines.
Décolonialités
Au-delà de la critique des contenus, des modes de production et des moyens d’expression des savoirs hégémoniques, l’inflexion décoloniale vise à réfléchir à l’occasion de mettre en œuvre, à l’intérieur et à l’extérieur de l’académie, les conditions de possibilité d’une politique renouvelée de production des savoirs. La volonté explicite de prendre au sérieux les pratiques et modes de pensée de celles et ceux qui habitent « l’extériorité » du système hégémonique est peut-être l’un des principaux points de divergence entre les paradigmes décoloniaux et postcoloniaux. L’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro note que la pratique systématique du démasquage comporte toujours le risque de devenir le stade suprême du narcissisme ethnocentrique : derrière le masque de l’autre – inventé en fonction des intérêts plus ou moins sordides de l’Occident – se profile toujours notre propre ombre.
Si, après cinq siècles de colonialité, le « lieu de la différence coloniale » ne peut être compris comme une pure extériorité ontologique au système-monde moderne/colonial, cela ne signifie pas pour autant que le savoir produit au sein de cette extériorité relative soit intégralement et exclusivement défini par sa relation conflictuelle à l’épistémè hégémonique. Comme l’a très justement analysé Aníbal Quijano, le fait que le projet moderne/colonial se soit toujours présenté comme totalisant – au prix d’une longue série d’épistémicides – ne signifie nullement qu’il ait subsumé ou instrumentalisé réellement l’ensemble des formes de vie, des expériences et des savoirs : le système-monde moderne/colonial s’est en effet toujours présenté comme une « hétérogénéité historico-structurelle » articulant des formes sociales issues de trajectoires historiques diverses [19]. Les prétentions universalistes et globales du projet moderne/colonial entrent en conflit permanent avec des projets locaux qui constituent autant de manières d’attribuer du sens au monde. Dans son processus d’expansion, la modernité/colonialité génère l’émergence d’espaces hybrides dans lesquels différents régimes de vérité se confrontent et s’articulent.
Précisons que les penseuses et penseurs décoloniaux n’appréhendent pas cette « extériorité » comme une simple formation réactive à la modernité/colonialité, mais plutôt comme un espace épistémique « distinct » lié à des modalités d’être au monde qui ne sont que partiellement liées à la modernité. « Cette extériorité – précise Enrique Dussel – n’est pas une pure négativité. Elle est la positivité d’une tradition différente de la Modernité. Son affirmation est une nouveauté et un défi pour la modernité elle-même. » Cet espace épistémique « autre » constitue un espace créatif capable d’établir, au-delà du clivage moderne/non moderne, une positivité singulière.
Le postulat de cette extériorité relative permet à Enrique Dussel de penser le projet éthique de dépassement de la modernité sous la forme de ce qu’il appelle la « transmodernité ». Le philosophe argentin définit la transmodernité comme la possibilité de « traverser » la modernité sur la base des épistémès distinctes réduites au silence par la colonisation. Contrairement à la postmodernité, qui perpétue l’intention hégémonique de la modernité en niant l’action historique des autres, la transmodernité dusselienne se présente comme un projet d’interconnexion et de fécondation mutuelle entre des traditions et des généalogies épistémiques hétérogènes ; un projet qui vise, depuis « un autre lieu », à les dénaturaliser et à dégager des voies inédites pour sortir des impasses de l’euromodernité [20].
Bien que le projet de transmodernité dusselienne ait une fonction d’anticipation utopique, on retrouve dans le monde réel les conditions de sa réalisation effective. Elle sourd en permanence aux périphéries du système-monde, là où une multitude de configurations collectives autonomes résilientes ou réexistantes, souvent inscrites dans des sociabilités, des pratiques matérielles et spirituelles issues d’une historicité profonde, persistent à défaire le projet totalisant du Monde-Un. Leurs visions éthiques et politiques de ce qu’est une vie bonne, dont la catégorie andine de buen vivir est un bon exemple [21], place l’ancestralité – la territorialité fondamentale de tout rapport au monde –, la relationalité – les relations humaines et les relations avec l’environnement naturel – et le commun au cœur de la vie. Dans cette conception, des entités que nous considérons comme inertes sont mises en relation. Elles acquièrent ainsi une valeur, une saillance que nous avons l’habitude d’appeler « culturelle ». C’est dans cette pratique du lieu et de la mise en relation que naît le commun, le territoire partagé. En cela, ces projets historiques, fondés sur une éthique décentrée incluant « plus qu’humains » et « non humains », se situent dans une relation d’affinité négative fondamentale avec la conception extractiviste du monde, basée sur la dévaluation de tout ce qui a été historiquement assigné à la catégorie de nature.
L’anthropologue colombien Arturo Escobar a développé une réflexion stimulante sur les fondements ontologiques de l’épistémè moderne/coloniale et les modalités concrètes de son dépassement transmoderne. Il souligne la nécessité de mener, après l’indispensable travail de déconstruction des dualismes ontologiques qui constituent « l’arrière-plan de notre culture », une « politique de l’ontologie » qui vise à dialoguer avec les conceptions de l’être et de la connaissance qui se déploient à partir de présupposés épistémologiques, épistémiques et ontologiques distincts [22]. L’anthropologue Helen Verran soutient que ces dialogues frontaliers doivent nous amener à cultiver ce qu’elle appelle une « confusion épistémique ». Elle définit ce type de perplexité comme le sentiment de « dissonance cognitive » que nous ressentons lorsque les catégories qui sous-tendent notre monde et les institutions qui le soutiennent sont profondément altérées [23]. Ainsi, à l’inverse du travail somme toute rassurant de (re)cognition auquel nous sommes préparés, la dissonance cognitive a le pouvoir de remettre en jeu non seulement ce que l’on sait, mais les modalités et les formes mêmes de ce savoir.
Pour autant, selon Mario Blaser, l’identification de notre « ontologie politique » et la critique de la différence coloniale qui la soutient n’impliquent pas que nous adoptions, dans un geste ultime d’extraction prédatrice, le lieu et la perspective de l’autre :
En fin de compte, ce dialogue frontalier aspire à produire un standpoint qui fonctionne comme une médiation capable d’articuler symétriquement les mondes/réalités que la différence coloniale articule hiérarchiquement [24].
L’amorce de ces « dialogues frontaliers » passe, pour Boaventura de Sousa Santos, par l’élaboration « d’exercices de traduction interculturelle », interépistémique et interpolitique dans des forums partagés. De tels exercices de cosmopolitisme ont pour visée, souligne-t-il, l’élargissement des espaces « d’intelligibilité mutuelle » et la restauration progressive d’une écologie des savoirs [25].
Il va sans dire que la mise en œuvre de cette symétrisation dialogique sera plus ardue pour nous, installé·es dans nos certitudes unimondistes, que pour les communautés épistémiques qui ont commerce, depuis longtemps, avec le plurivers. Prendre au sérieux les conflits ontologiques qui se multiplient dans les marges du système-monde, entamer un chemin de sortie de « l’ego-politique de la connaissance », implique que nous repensions, après des décennies d’un long (et sans doute nécessaire) processus d’extirpation des essentialismes, le potentiel émancipateur des traditions fondées sur l’ancestralité et le primat des attachements ; elle implique également que nous soyons conscients, à toutes les étapes de ce travail d’autoréflexivité critique, des privilèges modernes qui constituent les conditions matérielles de possibilité de la politique de la pensée critique. Elle implique enfin et surtout que nous soyons capables de remettre en jeu, nous chercheurs et chercheuses modernes du Nord-Monde, le confortable lieu d’énonciation centrale que nous occupons et d’accepter que le plurivers – la pluralité des rencontres, des dialogues et des réflexivités – puisse nous transformer, nous mener vers des lieux dont nous ne soupçonnions même pas l’existence. La recherche décoloniale n’est pas une prospective : elle est trajet, apprentissage, création de nouveaux domiciles, reterritorialisation.
Notes
Philippe Colin est maître de conférences en civilisation de l’Amérique latine à l’université de Limoges. Il a publié en 2014, avec Claude Bourguigon-Rougier et Ramón Grosfoguel, une anthologie de différents textes issus du programme Modernité/Colonialité/Décolonialité : Penser l’envers obscur de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine (Pulim) et avec Lissell Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine (La Découverte, 2023). Il a co-traduit Sentir-penser avec la Terre d’Arturo Escobar (Seuil, 2018) et Les pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes de Manuel Quintín Lame (Wildproject, 2023).
Pour citer cet article
Philippe Colin
« Décolonialité. Critiques latinoaméricaines de la raison coloniale : vers une nouvelle écologie des savoirs », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 17/12/2024, consulté le 22/01/2025. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-44.