Transitions, étincelles, ambigu-ës
Thomas Bouchet
Il mobilise à la fois sa raison et son imagination. Sa colère, son ironie mordante et son humour sont ses armes contre la « civilisation » de son temps – celle dont nous sommes en partie les héritières et héritiers. Il forge aussi quantité de mots et d’histoires pour donner une idée de ce à quoi pourrait ressembler le temps d’harmonie. Charles Fourier (1772-1837) publie entre l’extrême fin du 18e siècle et la monarchie de Juillet toutes sortes d’écrits pour la plupart très peu lus à son époque, et où il invite à un « écart absolu » : Théorie des quatre mouvements (1808), Le Nouveau Monde industriel et sociétaire (1829), La Fausse Industrie (1835-1836), d’autres livres encore et quantité d’articles. Longtemps après sa mort sont publiés d’autres textes de lui, qui étaient restés à l’état de manuscrits de son vivant : Le Nouveau Monde amoureux (1967), Le Réveil d’Épiménide (2014). Il peut aujourd’hui encore aider à réfléchir et à rêver sur la question des transitions.
La « civilisation » selon Fourier ? Un temps d’incohérences et d’oppressions sans nombre et dans tous les domaines : dans la sphère politique mais aussi et surtout dans la sphère sociale et économique, sans oublier la sphère religieuse et morale. Les actions nocives exercées par ceux qui fixent les règles de la vie en société – du chef de l’État au chef de famille en passant par le philosophe, le négociant ou le confesseur – ont selon lui un effet majeur : l’engorgement des passions. Or l’« écart absolu », c’est laisser toute sa place au déploiement de la mécanique passionnelle, faire en sorte que les passions sensuelles, les passions affectives et les passions distributives (leur dénomination varie au fil des écrits de Fourier) trouvent leur plein épanouissement à toutes les échelles, celle de l’individu et davantage encore celle des « groupes » et des « séries » associé.es.
Mais comment sortir de l’aujourd’hui et quels fils tisser avec demain et après-demain ? Comment faire par exemple pour en finir, selon les mots de Fourier, avec la « dégradation sanitaire et climatérique » (La Phalange, prospectus, 1836), pour mettre le monde à l’endroit au bénéfice de la société des humains, mais aussi dans l’harmonie des climats et des planètes ? Fourier ne cesse de se le demander et dans sa quête il lui arrive de rencontrer et d’explorer la question des transitions entre le présent et l’avenir. Il creuse aussi dans une autre direction, qui peut sembler trop décalée ou trop absurde pour mériter l’attention alors qu’elle donne encore plus de relief à la question des transitions telle qu’il se la pose : comprendre l’organisation du vivant et réaliser ses promesses, c’est selon lui s’appuyer sur des êtres tout à fait particuliers, êtres transitoires, êtres bâtards et hybrides, ambigus. Pour lui tous les moyens sont bons en vue d’une mise en mouvement et d’un désengorgement tous azimuts loin des soi-disant certitudes, en particulier celles qui se forgent au gré de raisonnements qui se croient souverains et libres de toute entrave.
Passer de la « civilisation » à la suite
Dans Théorie des quatre mouvements, Fourier présente un « tableau du cours du mouvement social ». La première phase, qui dure environ 5 000 ans, c’est l’« Enfance ou Incohérence ascendante », elle-même subdivisée en plusieurs moments : « Chaos ascendant », puis « Sectes confuses », « Sauvagerie », « Patriarcat », « Barbarie », « Civilisation », et enfin « Garantisme » et « Sectes ébauchées », vestibule pour le bonheur. La deuxième phase, qui dure environ 35 000 ans, est celle de l’« Accroissement ou Cohérence ascendante » ; s’y succèdent « Harmonie ascendante » et « Sectes combinées simples », puis c’est la « Naissance de la couronne boréale », puis adviennent huit périodes de « Sectes composées ascendantes » séparées par autant de « Créations ». Après la deuxième phase arrive l’apogée du bonheur, période d’intermède caractérisé par une quiétude d’environ 8 000 ans. Ensuite, la situation se dégrade ; mais plutôt que de caractériser la troisième phase (« Déclin ou combinaison descendante ») et la quatrième (« Caducité ou incohérence descendante ») ou de se demander ce qui adviendra après la quatrième, il peut être utile ici de réduire la focale et de se demander comment et à quel rythme s’effectue le passage de « Civilisation » à « Garantisme », moment-clé dans le cheminement « du chaos en harmonie ».
Une première réponse se trouve dans le Traité de l’association domestique-agricole (1822). Si le mouvement s’engage sans attendre, voici ce qui se passera : « préparatifs du canton d’essai » (1822), « installation, épreuve définitive » (1823), « imitation générale par les civilisés » (1824), « adhésion des barbares et sauvages » (1825), « organisation de la hiérarchie sphérique » (1826), « versement d’essaims coloniaux » (1827). Dans un article de La Phalange daté du 10 novembre 1836 et intitulé « Science sociale. Société primitive, dite Éden », le processus est différent et le rythme encore plus soutenu :
Trois mois suffiront à qui voudra faire cette conquête industrielle et sociale du monde entier ! En effet il ne faut que six semaines pour les préparatifs d’édifices et de plantations, puis six semaines d’exercice par les 400 enfants. Au bout de ces trois mois, le mécanisme d’industrie attrayante sera en pleine activité ; l’expérience aura prononcé, et donné congé aux improbabilistes et détracteurs. […] L’essai employât-il six mois, dans le cas de lenteur en exécution, ce ne serait encore qu’un instant, eu égard à l’importance du résultat, l’avènement du genre humain à la destinée heureuse, dont il désespérait. »
D’autres tempos encore sont envisagés au fil de l’œuvre. Selon le préambule de Pièges et charlatanisme des sectes Saint-Simon et Owen (1832), six semaines pourraient suffire si tout se passait à merveille – mais il faut savoir rester réaliste et compter avec de prévisibles « délais » et « retards ». Dans Théorie de l’unité universelle (1822-1823), le canton d’essai peut signer la disparition de la « civilisation » « au bout de trois ans ». Et ainsi de suite.Transition… ou révolution ?
Face à de telles discordances, on peut légitimement se demander si le problème est vraiment celui du nombre de mois ou d’années nécessaires pour le passage à autre chose. Autrement dit, les phases transitoires jouent-elles un rôle substantiel dans les écrits de Fourier ou s’agit-il en fait de transitions en trompe-l’œil ? On peut remarquer que sous sa plume leur durée est en tout état de cause fort courte. On peut même faire l’hypothèse que Fourier a en fin de compte en tête autre chose qu’un processus de transition : quelque chose plutôt comme une révolution, mais en moins violent et en plus décisif – il n’a que sarcasmes, par exemple, contre les torrents de sang versé et l’impuissance à résoudre la question de la misère pendant les années de Révolution française.
Sa critique de la « civilisation » est effectivement si radicale qu’elle ne peut ouvrir que sur le désir ardent du passage très rapide à autre chose. La violence de la vie en société impose que « la transition sera prompte, et c’est un bien précieux pour la génération actuelle, qui, harassée par une tourmente révolutionnaire de 30 ans, a besoin de jouir sans délai ». Fourier déploie dans son système une pensée qui contraste, écrit-il, avec « les régénérateurs de 1789 (qui) nous promettaient le bonheur pour nos arrière-petits-neveux » (Traité de l’association domestique-agricole). Mais alors, pourquoi emploie-t-il quand même ici et là le mot « transition », si éloigné pourtant de ce qu’il envisage ? C’est semble-t-il parce qu’il considère que les « civilisés » risqueraient de trouver « traumatisantes » les options qu’il dessine, et qu’il vaut mieux adoucir le tableau : « Leurs esprits se soulèveraient si on leur exposait sans précaution la perspective des délices dont ils vont jouir sous très peu de temps » (Théorie des quatre mouvements).
Tel est le presque maintenant de Fourier : quand l’élan est pris, rien n’arrête le mouvement. « Ne sacrifiez point le bien présent au bien à venir », proclame-t-il (Théorie des quatre mouvements). D’où une série de termes récurrents, beaucoup plus centraux en vérité que « transition » : « amorce », « étincelle », « éclair »… ou encore cette image de la poudre qui s’enflamme – mais sans explosion –, dans un manuscrit de 1818. En définitive, tout cela n’est-il pas plus révolutionnaire encore que la Révolution dont il a été le contemporain ? C’est du moins ce que laisse entendre Miguel Abensour, fin connaisseur de la question, dans « Les formes de l’utopie socialiste-communiste. Essai sur le communisme critique et sur l’utopie » (thèse, 1973) :
Les formes non-violentes de l’utopie […] peuvent être pensées comme une véritable stratégie anti-jacobine, projetant une prolifération irrésistible de cellules exemplaires telles qu’elles exercent sur l’extérieur une attraction passionnée et qu’elles créent « dans le dos » de la société bourgeoise un nouveau tissu social. Contagion de micro-sociétés qui attaque la société globale par une pratique globale de la désertion. Une stratégie non plus frontale mais latérale.
Les transitions, conditions de possibilité du mode composé
Si Fourier accorde néanmoins une grande importance à la question des transitions, c’est dans un sens différent et selon une autre optique. Plus qu’à un mode de passage d’un présent à un avenir, il songe à la coexistence en un être de plusieurs modalités d’existence. L’être de transition serait alors celle ou celui qui permettrait aujourd’hui même la circulation et le mouvement entre des mondes apparemment étanches les uns aux autres.
Pour se faire une idée de ce en quoi cela consiste, voici un extrait du « trans-ambule » de la Théorie de l’unité universelle, intitulé « Les Transitions harmoniques, ou le Triomphe des Volailles coriaces ». Extrait très étrange mais aussi très éclairant présenté par Fourier sous forme de « facétie gastronomique », « bluette » dont la légèreté étudiée permet une fois encore de préserver les lectrices et lecteurs de tout traumatisme supposé. Fourier commence par évoquer toutes sortes d’animaux et végétaux peu familiers qui se situent à cheval sur plusieurs catégories, tels le coing ou le poisson volant ; puis il en arrive, pour les humains, aux « amateurs de volailles coriaces » très minoritaires en société – dans l’écrasante majorité des cas les préférences se portent vers les volailles tendres – mais qui sont en position de jouer un rôle majeur dans la vie en société car ils sont des « gastronomes ambigus ». Amateurs atypiques, ils sont en situation de rallier d’autres minoritaires pourvus de la même manie et d’entrer en émulation avec eux pour faire apprécier au reste du genre humain leur mets de prédilection. Ils introduisent un indispensable ferment de diversité dans les relations en société. Cette vérité échappe aux raisonneurs, qui « ignorent que l’exception ou transition est un lien nécessaire dans tout le système du mouvement, et qu’elle corrobore les thèses générales » (La Fausse Industrie). Ainsi ce type de transition, méprisé en civilisation, est loué lorsque règne l’association parce que là se trouve une source de liens précieux entre les groupes et les séries, en mode composé. C’est ce que Simone Debout explique à propos de la Théorie des quatre mouvements : « Dans l’Harmonie de Fourier les transitions […] sont assurées par les exceptions (“sans lesquelles on tombe dans le despotisme en politique et la monotonie en plaisir”), par les passions ambiguës, “triviales” mais précieuses, “comme le fumier pour les paysans” ».
Les transitions dynamiques alimentent donc le processus du mouvement. Il est surtout question d’elles lorsque Fourier vante le fonctionnement des groupes et des séries, c’est-à-dire remonte au fondement même de sa pensée (l’attraction passionnée, l’harmonie des passions). Il y insiste : pas d’harmonie dans les êtres de transition. Car « les transitions sont en équilibre passionnel ce que sont les chevilles et emboîtements dans une charpente » (Théorie de l’unité universelle).
Les ambigu.ës, êtres de transitions
Le rôle éminent joué par les « ambigu.ës » dans l’œuvre de Fourier n’étonnera donc pas. On les retrouve un peu partout, sous de très diverses formes. « Les transitions ou ambigus d’Alphabet sont quatre sons d’espèce bâtarde, comme le nasal an, in, on ; le guttural ach, ech, ich, et deux autres sortes de sons » (Traité de l’association domestique-agricole). Dans le monde des ambigus figurent aussi par exemple « quatre planètes » ou bien encore « quatre dents extrêmes de crue pubère » (Théorie de l’unité universelle). Sans oublier, parsemant l’œuvre, le coing ou le poisson volant déjà évoqués un peu plus haut, mais aussi la chauve-souris et l’iris. Ici comme ailleurs l’écriture déchaînée de Fourier essaime et déroute. Hétérodoxes, ses ambigus jaillissent à la faveur d’un dispositif d’écriture tout en protubérances, en bifurcations, en néologismes. Des êtres et des figures aux propriétés inattendues font vaciller les pseudo-évidences des oppositions binaires, des homogénéités et des continuités a priori rassurantes. Fourier déborde de toutes parts ceux qui cherchent à compartimenter la société, les savoirs ; ses ambigu.ës rongent leurs catégories. Il leur tend, ainsi qu’à ses lectrices et lecteurs, le miroir de la parodie – faux conciles, fausses guerres (Le Nouveau Monde amoureux). Au mode simple (tu es ceci et non cela, tu es ici et non là) il substitue un mode composé où se ré-agencent sans cesse les ingrédients de l’être, où s’assemble du dissemblable. Dans son œuvre le domaine du pensable se dilate par l’analogie universelle et des jeux de correspondances qui rendent possible le passage des un.es aux autres. Il n’invente rien, déclare-t-il : il dévoile, prend acte de la pluralité de mondes par nature en contact, entre microcosme et macrocosme. Son écriture poétique-politique invite à regarder en face le casoar, à apprécier l’alliance du raffinement et de la trivialité à l’œuvre chez le « mange-vilénies ». Fourier connaît et aime les géants du passé – Pantagruel fait quelques rapides apparitions dans Le Nouveau Monde amoureux ; les géants de l’avenir parleront le grec mais aussi une langue universelle (Le réveil d’Épiménide). L’humain que dévoile Fourier est ambigu, c’est-à-dire qu’il n’est en possession ni de lui-même ni de ce qui l’entoure. « Tout entier hors de soi, ouvert à toute expérience et à tout être » (Simone Debout, préface pour Le Nouveau Monde amoureux). L’ambigu, le transitoire, l’hybride, le bâtard : autant de moteurs pour une pensée critique.
In fine, dans l’œuvre de Fourier, les divers domaines d’application du mot « transition » résonnent entre eux. Sans cesse des exceptions viennent enrichir les manières d’être ensemble et non les miner.
La nature exige que dans les périodes formant transition ou ambigu, l’on déroge aux lois générales du mouvement. Aussi à l’extrémité de chaque série de végétaux ou animaux, place-t-elle des produits de transition nommés ambigus, mixtes, bâtards, comme le coing, le brugnon, l’anguille, la chauve-souris, produits qui font exception aux méthodes générales, et qui servent de liens. C’est pour avoir ignoré la théorie des exceptions ou transitions, théorie des ambigus, que les modernes ont échoué partout dans l’étude de la nature ; ils commencent à s’apercevoir de cette erreur. (Le Nouveau Monde industriel et sociétaire)
Avec Fourier, nous sommes très loin de ce que l’idée de transition peut avoir de statique : chez lui c’est tout sauf cet état intermédiaire de progrès en pente douce, cet entre-deux dont certain.es considèrent qu’il pourrait se suffire à lui-même parce qu’en définitive il ne maintient pas si mal, face à l’adversité, l’ordre en place.
Thomas Bouchet est professeur associé à l’université de Lausanne. Son travail porte sur divers systèmes de pensée dans l’Europe des années 1789-1850, et plus précisément sur les « premiers socialistes » (Charles Fourier, les saint-simoniens, Robert Owen, etc.). Il s’intéresse par ailleurs aux ressorts du discours parlementaire ainsi qu’aux théories et pratiques de la contestation politico-sociale – de l’insulte à l’insurrection. Il est attentif, enfin, aux liens qui peuvent être tissés entre écriture de l'histoire et fiction.
Site : https://applicationspub.unil.ch/interpub/noauth/php/Un/UnPers.php?PerNum=1209416&LanCode=37
Pour citer cet article
Thomas Bouchet
« Charles Fourier. Transitions, étincelles, ambigu-ës », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 20/04/2021, consulté le 06/10/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-6.