Ni management ni héroïsation de l’institution psychiatrique... Plutôt agir pour des communs du soin
Josep Rafanell i Orra
Dans l’époque d’implosion des institutions pastorales que nous vivons, il n’est peut-être pas complètement inutile de faire entendre des voix dissidentes qui ne veulent s’aligner ni avec les tentatives de restauration de l’institution psychiatrique ni avec les politiques managériales qui la conduisent à son effondrement. Avoir des perceptions claires dans ces temps d’extrême confusion, nous impose peut-être un certain nombre de renoncements pour que du nouveau puisse advenir. Ou pour le dire avec les mots de Gilles Deleuze : « Si bien que la perception n’est pas l’objet plus quelque chose, mais l’objet moins quelque chose, moins tout ce qui ne nous intéresse pas ». Et si la psychiatrie, dans des nouvelles manières de penser le soin, ne nous intéressait plus ? Ce texte propose quelques hypothèses sur ce que pourrait devenir une écologie des pratiques de soin.
Car le monde est très vaste,
la Haute Mer s’étend au-delà de toute connaissance :
il existe des mondes au-delà du monde
Ursula Le Guin, Terremer
Contre l’organisation de la négligence
Il semblerait que les pratiques de soin, dans le paysage de brutale négligence dessiné par les nouvelles formes de gouvernementalité, sont appelées à recomposer les machines de guerre contre le monde de la marchandise. L’affaire est entendue, nous ne pouvons plus consentir à la disjonction entre les luttes et les manières de prendre soin des multiplicités qui habitent le monde. Le combat et l’attention portée à la fragilité de nos existences et aux milieux de vie se rejoignent à nouveau en un seul et même mouvement agoniste.
Mais pour faire exister des milieux « spécifiques », des interdépendances situées qui constituent des formes de communauté, il nous faudra, en contraste, considérer ce que certains ont appelé les « communs négatifs » [1]. Ou, dans d’autres mots, ce qui dans le maillage métropolitain nous asphyxie : agriculture industrielle et ses réseaux de distribution [2], ordre électrique [3] et ses déchets, logistique qui gouverne nos subsistances [4], technologies médicales et pharmaceutiques fabriquant l’abstraction de la santé, réseaux des mobilités qui court-circuitent les lieux pour produire l’espace de la valorisation, flux sémiotiques tentaculaires des réseaux numériques voués au design des subjectivations atomisées qui font masse (et qui font masse dans l’atomisation). C’est-à-dire, la somme d’assuétudes infrastructurelles qui nous rendent captifs. Et c’est que la nouvelle systématique sociale gouvernée par l’économie est, nous le savons, isomorphe avec les manières radicales de destruction de l’habitabilité du monde, pour les non-humains mais dorénavant pour les humains eux-mêmes, et donc des lieux de la communauté.
Penser le démantèlement du monde infrastructurel, ou sa fragmentation, est inséparable de la résurgence de milieux spécifiques, incompossibles avec le régime universel d’équivalence. Ou autrement dit, hostiles à la production ontologique acosmique du néo-libéralisme tardif [5].
C’est dans cette perspective de sabotage de l’organisation de la destruction, inséparable d’une gouvernementalité fondée sur la négligence, que je voudrais revenir brièvement sur les institutions pastorales, leur survivance en tant que formes de reproduction sociale, et qui constituent encore le fonds de commerce de la gauche et de ses légendes. Celles-ci, en dépit de leur anachronisme et de leur implosion, sous les coups de boutoir du management et de la férocité de l’entrepreneuriat libéral, n’en continuent pas moins à faire vivre le mirage d’une cohésion de l’espace social, ses distributions d’identités sous le signe de la séparation. Nous vivons un moment de bascule où s’hybrident les hypnotiques projections du capital et la rigidité de plus en plus exaspérée des polices du social. On pourrait appeler cela le moment du libéral-fascisme qui vient. Ce sont toujours et encore les institutions policières, entrelacées aux dispositifs rhyzomatiques de production de valeur, qui continuent à garantir en dernière instance la mystification de ce qu’on appelle « société », ses parts et ses parties, ses formes d’intégration et de désintégration, d’inclusion et d’exclusion, et donc la gestion de ses zones marginales, superflues. Et c’est vers le superflu que nous porterons notre intérêt dans les lignes qui suivent.
Évoquer l’effondrement de l’État social nous contraint à penser les manières dont nous héritons de sa négativité historique. Et pratiquer dès maintenant des manières d’en sortir. Il faut faire place, contre la production de la population, à des formes de vie communales en mesure de faire effraction dans le paysage d’uniformisation inséparable de la production de nouveaux gueux et formes de vie aberrantes.
Revenons en arrière. Nous sommes censés être devenus des humains parce que des êtres sociaux institués. Aujourd’hui, même si les entités fluides des réseaux semblent prendre le pas sur les anciennes subjectivations des institutions disciplinaires qui « faisaient » société, il n’en reste pas moins que « le social » en appelle toujours et encore à des puissances étatiques qui s’instituent en instituant des sujets à gouverner [6].
L’implosion de la gouvernementalité pastorale, de l’école à la psychiatrie, des mondes médico-sociaux aux institutions assistancielles, laisse certes un vide. Ce que certains, dans les univers de la technique, appellent des « technologies zombies » [7] pourrait aussi caractériser les institutions sociales. Ces dernières poursuivent leur action automate malgré leur dépérissement.
Nous devrons mettre en perspective un combat bicéphale : contre la naturalisation des institutions et ses sujets et contre le connexionnisme prétendant s’en débarrasser sous la forme d’atomes autoréférentiels hyperconnectés (ce n’est pas pour rien que les réseaux, on les appelle… sociaux). Il n’est pas interdit de penser l’abolition de la psychiatrie, des technologies fabriquant les abstractions de la santé, de la taule scolaire – pour que de nouvelles pratiques de soin, d’attention, de transmission des savoirs puissent émerger… Mais par quoi les remplacer pour ne pas laisser la place, dans leur vide, à l’éclosion des formes de vie arc-boutées dans des excroissances identitaires ? Nous ne pourrons pas faire l’économie de nouveaux dispositifs d’entraide, de coopération où des formes de transindividuation situées pourront émerger.
Les traits les plus caractéristiques de l’offensive néolibérale depuis les longues années 1980 ont été maintes fois commentés : destruction du tissu des communautés et des solidarités, occultation des divisions sociales, atomisation coextensive à la promotion d’une ontologie entrepreneuriale dépourvue de monde, métropolisation dessinant un espace global quadrillé par les flux de la valeur indissociable d’une arrogante indifférence, quand ce n’est pas d’une brutale violence, à l’égard de la singularité des milieux de vie et des manières de les habiter. Cette nouvelle restructuration du « système-monde » aura entraîné avec elle l’effondrement de pans entiers des institutions disciplinaires de gestion de l’inadaptation, mais qui n’en étaient pas moins, dans certains cas, des lieux d’hospitalité [8]. S’est ainsi institué un nouvel ordre brutal de la négligence au nom de l’absolutisme despotique de l’économie.
S’il s’agit de rendre pensable la destitution des institutions canoniques de la reproduction sociale, il faudra le faire sans laisser le champ libre à la brutalité managériale du design d’un monde où les existences, humaines et non-humaines, sont intégralement soumises au fascisme de la marchandise. Certes, nous assistons à la brutale transition en cours des sujets-sociaux-intégrés, avec leurs rebuts et leurs inadaptés, vers l’homo œconomicus intégral et ses excroissances psychopathiques. Entre les uns et les autres, il est plus que jamais nécessaire de réactiver l’expérience de la communauté.
Pluraliser les récits
Nous avons besoin de nouveaux récits. Ou de réactiver d’anciennes histoires dissidentes. Nous devons prêter la plus grande attention aux histoires qui nous parlent des mondes pluriels et de leur survie. Nous devons refuser de nous réfugier béatement dans le sentiment éploré de la perte d’une universelle humanité et dans les tentatives de sauver on ne sait plus quel tragique sujet censé la représenter. Pour ouvrir à l’instauration des expériences singulières de la communauté, il nous faudra réinterroger les évidences historiques portant sur les sujets sociaux comme condition de la subjectivation politique. Y compris au sein de la scénographie politique de la désidentification [9]. Et élucider donc en quoi l’idée du « sujet », la longue histoire de la coïncidence entre sujet et vérité dans le rapport solipsiste de soi à soi, est celle des anciens vainqueurs. En quoi l’autogouvernement de soi fut, et est encore, la condition du gouvernement. Et enfin, en quoi le sujet ainsi institué avait dépeuplé les mondes pluriels des communautés. Les voilà aujourd’hui déchus, les représentants de l’ancien monde des sujets et des scènes du gouvernement, par les nouvelles formes triomphantes de subjectivation où la vie est devenue un travail permanent de valorisation, par projection, dans un dehors virtuel déjà surcodé.
Mais les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis. Ceci est entendu depuis la fin de l’idée du communisme. Ce à quoi nous appelons, c’est à un communisme des pratiques situées, à des agencements entre des hétérogénéités qui ne se laissent pas représenter ni donc gouverner.
Ailton Krenak, avec la douceur que l’on retrouve chez les survivants des mondes ravagés, nous dit : pour retarder la fin du monde il faut raconter des histoires. À condition que nous sortions de l’idée farfelue d’une universelle humanité et de son histoire grandiloquente.
Nous ne sommes pas les mêmes, et c’est merveilleux, nous sommes comme des constellations. Le fait que nous puissions partager des espaces, que nous voyagions ensemble ne signifie pas que nous sommes les mêmes ; mais cela signifie que nous sommes capables de nous attirer les uns les autres par les différences plutôt que par l’accession à un statut de commune appartenance à cette idée d’humanité […]. Une histoire de plus et alors peut-être nous retarderons la fin du monde [10].
Même si l’État, aujourd’hui captif d’un devenir manageur qui le dévore de l’intérieur, fait semblant de rester en dernière instance l’organisateur des organisations, sa souveraineté ne semble plus résider que dans sa police négative. C’est-à-dire qu’il demeure foncièrement l’ennemi de la communauté par la grâce de ses institutions qui composent le théâtre de son auto-manifestation. Nous ne pourrons pas échapper à la poursuite du travail de dénaturalisation des institutions pastorales censées exister « pour notre bien ». Plus que jamais nous devons nous engager dans des processus destituants où des formes de vie transindividuelles donnent leurs propriétés à la vie de la communauté [11]. La « propriété », c’est alors ce qui se rapporte, en propre, à des relations spécifiant un milieu. C’est ce travail de singularisation de nos milieux de vie, singuliers parce qu’ouverts à la rencontre avec ce qui leur est hétérogène, que nous appelons pratiques de soin.
Dans notre époque de bouleversements ontologiques, nous sommes témoins d’un étrange paradoxe : là où des zones formatives de l’expérience ouvrent des voies vers le dehors peuplées de multiplicités, certains s’acharnent héroïquement à vouloir restaurer l’intériorité du sujet Un et l’institution d’une commune humanité. Particulièrement en France, qui dans son éternel provincialisme républicain, se voue au culte paroxystique d’un humanisme mono-ontologique, inscrit dans un sens téléologique de l’Histoire dont elle se prétend le berceau. Inévitablement, ceci est inséparable d’un pullulement de représentants auto-proclamés, avec leur prétention religieuse à représenter un savoir sur le sujet [12]. Ce pays foncièrement communard, mais perpétuellement gouverné par la contre-insurrection, reste le royaume de la Représentation inséparable du décor de l’Institution.
Il est tout de même désarmant que, dans la prolifération des destructions des modes d’existence producteurs des différences, certains persistent à vouloir réhabiliter les institutions, sources historiques de production et reproduction, d’asservissement par séparation, de sujets sociaux et de leurs Constitutions [13]. Là où nous devrions plus que jamais être attentifs à des éthopoïètiques fragmentaires, à des manières situées d’habiter les mondes des relations, à la régionalisation de l’expérience, nous nous retrouvons toujours et encore face aux tentatives désespérées de réinstituer des sujets. Mais ne nous y trompons pas, prendre soin des sujets c’est vouloir les gouverner. Il n’y a de gouvernement sans sujets à gouverner. Et inversement : il n’y a pas de sujets sans gouvernement. Toujours en dernier terme le salut dans le rapport au même, théâtre fantasmagorique d’un rapport à soi-même. Si le sujet a toujours été un gouvernement, c’est que le gouvernement de soi en est la propédeutique idéelle.
Il nous faudrait ici reprendre la lecture généalogique de Michel Foucault à propos de « ces Grecs, pas très fameux » [14]. Il sera alors utile de s’arrêter sur sa convocation de la figure de Demetrius et d’un savoir éthopoïètique, relationnel, au plus loin d’une connaissance comme exercice spirituel défini dans un rapport de soi à soi :
C’est d’une autre modalité de savoir, que parle Demetrius. Et ce qu’il oppose ce sont deux modes de savoir : l’un par les causes, dont il nous dit qu’il est inutile ; et un autre mode de savoir, qui est quoi ? Eh bien, je crois qu’on pourrait l’appeler un mode de savoir relationnel, parce que ce qu’il s’agit de prendre en compte maintenant, quand on considère les dieux, les autres hommes, le kosmos, le monde, etc., c’est la relation entre d’une part les dieux, les hommes, le monde, les choses du monde et puis nous.
Et plus loin :
Je crois qu’on a là l’une des caractérisations les plus nettes de ce qui, me semble-t-il, est un trait général dans toute cette éthique du savoir et de la vérité qu’on va retrouver dans les autres écoles philosophiques, à savoir que ce qui est écarté, le point de distinction, la frontière établie, ne touche pas, encore une fois, la distinction entre choses du monde et choses de la nature humaine : c’est une distinction dans le mode du savoir et dans la manière dont ce qu’on connaît, sur les dieux, les hommes, le monde, va pouvoir prendre effet sur la nature, je veux dire : sur la manière de faire, l’êthos du sujet [15].
On n’est pas très loin, étranges isomorphies cosmologiques, d’un Ailton Krenak lorsqu’il considère les arbres, les montagnes et les rivières comme des « personnes » dont les rapports avec certains Amérindiens permettent de singulariser une certaine humanité dans sa matérialité spirituelle. Quelque part, jamais dans l’indifférence des lieux. Au plus loin de la tradition idéaliste d’une commune humanité et ses violences – « Comment, au long de ces derniers deux ou trois mille ans, en sommes-nous venus à construire l’idée d’humanité ? N’est-elle pas à l’origine des mauvais choix que nous faisons et qui ont justifié l’usage de tant de violence dans l’histoire ? » [16].
Il nous faut raconter de nouvelles histoires du passé pour rendre possible la destitution de la grande histoire instituante des vainqueurs qui a fait de nous leurs sujets. Ces histoires plurielles contiennent des généalogies qui nous parlent d’autres mondes, elles nous parlent d’anciennes bifurcations à actualiser pour nous permettre, à nouveau, de prendre soin de la communauté.
Le théâtre de la guerre des psys
Prenons donc le « cas » exemplaire du monde psy devenu un champ de bataille où se joue la rivalité entre le fonctionnalisme de la neurobiologie, des « sciences » du comportement, des modélisations du cerveau et les vieilleries portant sur le sujet de l’inconscient et du transfert, le désir bridé par la loi arbitraire de la fondation, les interprétations comme base heuristique d’un savoir psy qui ne s’autorise au fond que de lui-même en oubliant qu’il n’est qu’un artefact de subjectivation parmi d’autres, historiquement déterminé. Nous le savons, cette guerre entre des prétentions hégémoniques est en passe d’être perdue par les deuxièmes après avoir colonisé pendant des décennies les institutions de soin. Mais leur présence persistante n’en contribue pas moins à asphyxier les tentatives de créer des zones formatives de l’expérience, des formes de coopération et de co-individuation, les aventures conduisant vers des dehors hétérogènes à l’auto-référentialité du savoir psy.
La matrice psychanalytique continue d’être la doxa instituante pour de nombreux soignants. On pourra m’objecter que, face aux « attaques » des univers scientistes, face aux univers des réseaux sociaux surinvestissant l’exposition de l’image de soi et ses surfaces, s’engager dans une analyse est un choix résistant à existentialisme de la valorisation capitalistique de soi. Mais à ce propos il ne faudra pas sous-estimer à quel point le dispositif analytique de la cure est un trait, certes suranné, de l’individualisme libéral qui partout aujourd’hui prend de nouveaux chemins. Et qu’après tout, cela ne change pas grand-chose au supermarché thérapeutique qui s’offre à nous. Ainsi certains peuvent rester des « analysants » individualistes pendant des décennies, d’autres choisir la scientologie, d’autres s’adonner à des initiations néo-chamaniques ou d’autres encore devenir des adeptes d’une église évangélique dans un hangar de la Seine-Saint-Denis (avec la différence, notable, que dans ces dernières, s’expriment des formes de solidarité plus effectives dans des milieux populaires). Mais lorsque des discours psy prétendent structurer la vérité de l’expérience dans les institutions de soin, cela peut faire autrement des dégâts. Car ce qui est en jeu, c’est la réification de celles-ci et de la distribution de places qu’elles justifient.
Car c’est par les institutions, leurs maillages et emboitements, que se composent des styles de gouvernement. Comment questionner les institutions (ou s’en passer) particulièrement dans les mondes du soin ? Qu’en est-il des contre-institutions ou des manières de conjurer la fétichisation d’un certain type de savoir portant sur la « clinique » comme signifiant-maître ?
Il nous faut a minima nous demander aujourd’hui de quoi les institutions, dans leur dépérissement, sont-elles encore le nom. Nous ne pouvons plus nous permettre des combats d’arrière-garde. Ce qui devrait nous inquiéter, c’est par quoi leur vide va être rempli. Il s’agit alors de faire place à des pratiques d’enquête, à la convocation d’une pluralité d’histoires, travailler à la mise en rapport entre des hétérogénéités pour faire différer les modes d’existence. Il nous faut en somme sortir de l’expérience anxiogène de la mise en danger de l’Institution. L’implosion des institutions, particulièrement celle de la psychiatrie, ne s’explique pas seulement par la féroce entreprise de destruction des services publics au nom de la start-up néo-sociale des militants de l’économie mais par ses propres généalogies et ses propres impasses.
Il nous faudra alors raconter d’autres histoires, hétérotopiques et hétérochroniques, contre la grande histoire du Sujet, ses abîmes délicieux dont le divan reste encore, particulièrement en France, la version profane du confessionnal où se joue un culte de soi tourmenté, esseulé, sur fond mono-ontologique.
L’implosion des institutions pastorales
Régulièrement le monde psy est pris de convulsions à l’annonce d’un énième projet de réglementation de son métier. Les Assises de la santé mentale et de la psychiatrie lui donnent sans doute de bonnes raisons pour une nouvelle poussée de fièvre. Et ce ne sera sans doute pas la dernière. Nul doute que le rapport des Assises [17] de 2021, pétri d’un humanisme au parfum entêtant de scientisme, avec ses gadgets numériques, son obsession pour le dépistage des troubles précoces, n’est qu’un moment de plus de la longue marche de destruction du secteur psychiatrique, étouffé dans les airs irrespirables d’un néolibéralisme qui ne cesse de se réinventer.
En voici un échantillon qui donne le ton :
Assurer une communication grand public régulière sur la santé mentale. Le manque d’information en santé mentale, le très faible niveau de connaissance du public sur ce sujet et la stigmatisation des troubles mentaux sont des obstacles importants à l’accès aux soins et à la prévention ; ils favorisent le retard de diagnostic et contribuent à l’isolement social des personnes. Dans la suite de la campagne nationale « en parler c’est déjà se soigner », cette mesure vise à informer le grand public sur la santé mentale et ainsi à lutter contre la stigmatisation en :
Développant un dispositif de communication pérenne sur la santé mentale, avec notamment la création d’un site internet dédié à la santé mentale complémentaire à celui du Psycom. Produisant et expérimentant à terme des outils numériques pour le bénéfice de la population.
Passons.
L’esprit de l’entreprise, sans autre médiation, prolonge ainsi ses ravages par ces nouvelles formes de subjectivation sociale avec ce que certains ont appelé « l’entreprise de soi ». Et tant pis pour ceux qui ne peuvent, ou ne veulent pas, acquérir une existence « sociale » à partir de l’injonction à s’inscrire dans des « projets de vie » intégralement soumis aux instances supérieures de l’économie. Le « droit à la négligence », qui existait pourtant déjà si bien dans le cadre des institutions de l’État social, aura débordé largement celles-ci, porté par le fanatisme religieux de l’État du capitalisme. L’indifférence, le mépris, l’humiliation se sont depuis érigés en principes de gouvernement. Il ne s’agit plus « de faire vivre », comme nous l’avait appris la généalogie du biopouvoir, ou de laisser mourir. Mais d’ignorer. Comme le suggère David Lapoujade, le pouvoir d’ignorer est bien plus redoutable que celui de nier [18]. Et c’est ainsi qu’il est aujourd’hui possible d’ignorer les noyés dans les flots qui entourent la forteresse européenne, les existences harassées dans les bidonvilles à Paris, les morts solitaires dans des EHPAD lors d’une vague épidémique ou les fous atomisés errant de dispositif psychiatrique en dispositif médico-social, de celui-ci en dispositifs assistanciels, lesquels ne semblent être en mesure que d’approfondir leur atomisation.
Où en sommes-nous ?
La poursuite de la destruction des services publics, la gestion managériale des institutions, l’état d’exception permanent et sa police annonceraient ce que certains, pudiquement, appellent un libéralisme-autoritaire et d’autres, sans plus de précautions, le libéral-fascisme qui vient. Certes, nous ne sommes pas dans un retour au fascisme historique mais dans la construction d’un ordre caractérisé par l’ubiquité de nouvelles formes de contrôle, la sur-individualisation indifférenciée d’atomes sociaux reliés de façon tyrannique par des réseaux sociaux, une propagande médiatique effrénée au service du pouvoir, l’omniprésence de la basse police, devenue quasi autonome, et concomitante à la désintégration des vieilleries disciplinaires de l’ancien État social. Un des derniers mots de la novlangue du fondamentalisme républicain dans nos contrées, le « séparatisme », alors même que nous assistons à la sécession et à une dégénérescence inédite de ses scènes de pouvoir, devient ainsi le signifiant-maître de la guerre menée par le pouvoir institué contre toutes les formes de défection marquées dorénavant par le sceau de l’infamie. Toute désertion se doit d’être anomique, un crime de lèse-Société aux divisions de plus en plus ahurissantes malgré le voile de l’autoentrepreneuriat universel. Le spectre d’une société gouvernée intégralement par les flux de l’économie, cohabite sans encombre avec la déferlante des foules de rebuts et d’inadaptés.
Nous aurions tort d’évoquer un « affaiblissement » de l’État. Tout au contraire, nous sommes témoins, ou victimes, ou victimes parce que condamnés à en rester témoins, de l’exacerbation de son action négative : « Le renforcement de l’État et son pourrissement semblent bons camarades » disait déjà Henri Lefebvre dans son Manifeste différentialiste écrit dans les années 1970. En réalité, nous le voyons aujourd’hui, rien ne cohabite aussi bien avec le management que la basse police.
Les retorses inventions de l’État manageur auront fini par emmener l’institution psychiatrique, tout comme d’autres institutions de soin et assistancielles, au bord de l’implosion. La « gestion » de l’épidémie Covid, les mensonges gouvernementaux, son improvisation et son effronterie, son cynisme éberluant à l’égard du « personnel » de la santé, ses conseils guerriers de la défense, ses conciliabules d’experts nommés par décret, l’explosion des violences policières, le contrôle cybernétique de masse et les applaudissements moutonniers dans l’inénarrable séquence du premier confinement sont un exemple de plus, stupéfiant certes, mais certainement pas le dernier, de la mise au pas de tout ce qui peut exister, ou qui pourrait émerger, en matière de formes d’autonomie collective et d’attentions situées face à la vulnérabilité.
Quelle psychiatrie. Et pourquoi ?
On laissera à d’autres le récit des dispositifs de destruction de la psychiatrie telle qu’elle est. Nous préférerons mettre en perspective ce qu’elle pourrait devenir. Ou même, pourquoi pas, entamer un travail pratique et spéculatif sur son abolition [19]. Faire vivre des manières de prendre soin de nos fragilités peut se faire sans accepter le pouvoir de ceux qui prétendent représenter des savoirs cliniques spécialisés, avec leur culte éploré de l’expérience inconsolable de la perte d’on ne sait plus quel âge d’or où des discours nous étouffaient avec leur Sujet, leur Psychose, leur Inconscient, leur Transfert et la Jouissance à soupçonner. Il s’agit donc d’ouvrir un chantier (mais il est d’ailleurs déjà ouvert de manière dispersée par la sagesse populaire) sur les manières de s’organiser pour faire vivre des formes d’attention à la précarité des existences et à leurs rapports avec des milieux singuliers.
On peut le dire sans plus de précautions : il y a quelque chose de pourri au royaume ténébreux des pratiques psy. Et sa décomposition n’est pas le seul résultat des cruelles attaques managériales contre ses institutions. Ou pour le dire brièvement : nous sommes nombreux et nombreuses, travaillant depuis des années dans les univers du soin, qui refusons de nous laisser piéger dans la scène de la glorieuse résistance qui opposerait aujourd’hui les psychiatres (de gauche), défenseurs de l’institution, abreuvés de Freud, de Lacan, habillés depuis quelque temps de quelques touches de Deleuze [20], et le scientisme managérial du coaching thérapeutique nourri de modélisations du cerveau et de psychiatrie biologique.
Difficile de résister à rendre compte d’un moment vécu, tragicomique et représentatif de la posture psy (mais ce n’est là qu’un exemple parmi des milliers dont nous sommes coutumi-ères, femmes et hommes qui nous coltinons depuis des décennies des psys s’évertuant à créer laborieusement leur propre état d’exception dans les institutions).
Ainsi cette rencontre au cours d’un séminaire que j’avais organisé autour des formes collectives de soin [21]. C’est dans ce cadre que furent invitées les fondatrices de Dingdingdong [22] pour mettre en partage leur expérience sur la complexité et la fragilité de l’instauration de collectifs de personnes assignées à une maladie. Ce fut dans ce contexte qu’elles évoquèrent en résonance une autre expérience, celle du Réseau français sur l’entente des voix [23]. Un éminent représentant de la psychothérapie institutionnelle, s’étant auparavant présenté comme « schizoanalyste », après un long moment, remuant sur sa chaise, finit par s’emporter s’écriant au bord de l’apoplexie : « Mais c’est n’importe quoi ! Vos entendeurs de voix ce sont des hystériques ! Il y a des vrais psychotiques, et je vais vous les montrer dans un service de l’hôpital ! ». C’est certain que d’autres se sont attelés, sans prétendre devenir des représentants des « vrais » psychotiques, à rendre compte des manières dont l’institution contribue à fabriquer des psychopathologies dument diagnostiquées [24].
Les effets d’autorité, la manie interprétative, le supposé savoir du psy qui lui permet de faire semblant d’en être un, son très caractéristique jargonnage, voilà ce qui nous fatigue depuis trop longtemps. Et c’est ainsi que la psychanalyse, ayant colonisé naguère l’institution psychiatrique, a pu fabriquer des générations de psys angoissés, inhibés, ou pire, contents d’eux-mêmes, sous l’œil toujours vigilant, parfois persécutant, des maîtres fantômes supposés sachants, figures tutélaires et désuètes auxquelles ils vouent un culte éprouvant.
Nous toutes et tous qui avons tenté dans les institutions de briser la naturalité de la séparation entre des identités professionnelles, et entre celles-ci et celles des « usagers » ou des « patients », nous sommes heurté-es à un moment ou un autre à des psys, à leur inauthenticité relationnelle, à leur charabia « clinique », mot fétichisé s’il en est, domaine par excellence de l’« opinion » qui n’engage pas à grand-chose dans la relation de soin. Et à un hinterland plus ou moins confus et invisible de savoirs naturalisés qui précèdent leurs postures et leurs prétentions métapsychologiques.
Faut-il rappeler que l’hégémonie de la psychanalyse en France, dans la plupart des champs institutionnels, est un phénomène historique circonstancié ? C’est ainsi que dans les bouillonnantes années 1970 qui virent naître des pratiques questionnant l’institution asilaire ou, plus radicalement, proposant des formes de désinstitutionnalisation, Robert Castel reprochait déjà au psychanalysme, d’être à la fois une idéologie et une institution dans l’institution malgré sa prétention métapsychologique (même si je ne partage pas en retour le « sociologisme » de Castel) [25]. Il faudrait ajouter que comme toute institution quasi religieuse, la psychanalyse exige des rituels, des processus d’initiation et de conversion, des distributions de places, des guerres d’influence, des savoirs comme autant de pouvoirs plus ou moins occultés puisque naturalisés. Dans son ontologisation du Sujet, surgissant du supposé chaos narcissique des origines, hanté par une jouissance infinie an-archique, irrémédiablement soumis dans son manque-à-être par l’arbitraire de la Loi symbolique et ses signifiants-maitres fondements de l’humanisation, elle peut superbement ignorer le nécessaire travail généalogique qui viendrait en questionner l’universalité. Et c’est ainsi que l’institution psychanalytique a participé à l’emboîtement des institutions entre elles dans un certain type de subjectivation sociale inséparable de ses déterminations historiques. D’où aussi sa fascination pour la « psychose » qu’il fallait à tout prix récréer comme l’exception qui confirme la règle d’un état exception définissant ce qu’est le sujet social. Dans le domaine du droit on appelle cela la scène de la probatio diabolica, lorsque la « partie » doit fournir une preuve qu’elle ne peut pas fournir par sa nature même en tant que partie. Et c’est comme cela que les fous restent des fous, fascinants théoriquement.
Contre la naturalité d’une idée du sujet, contre les scènes où se rejouent les prétentions hégémoniques rivales, celles de la psychanalyse ou de la psychiatrie biologique et des modélisations cognitives, il nous semble nécessaire d’œuvrer à l’émergence de formes transindividuelles du soin. Par hétérogenèse.
Ceci exige inévitablement des formes de désidentification aux diagnostics, et donc de processus de singularisation de l’expérience inséparables des manières de les accorder avec d’autres expériences. Moni Elkaïm, dans ces mêmes années de création d’une autre psychiatrie, ou de destitution de la psychiatrie tout court, inspiré par ses pratiques de réseau et d’intervention communautaire, évoquait la prise en compte des « résonances » entre le thérapeute et son patient. D’autres, plus tard, considérèrent la psychothérapie comme l’épreuve (ratée ou réussie) des devenirs de formes de « supplémentation » de l’expérience, donc de potentialisation de nouveaux agencements entre les thérapeutes et leurs patients [26]. La « rencontre » ne se décrétant pas a priori, ce qui compte alors c’est l’attention portée aux situations qui la rendent possible. À tout prendre, il me semble préférable de penser en termes de virtualisations de devenirs possibles qu’avec un concept d’inconscient forcément débiteur à son tour de celui de refoulement déterminé par des valeurs socio-historiques. Bref, il nous faut agir en suscitant le partage d’expériences singulières, « aberrantes », pour les faire sortir de leur auto-référentialité bornée. Félix Guattari, lors d’une rencontre à Trieste en 1986, ne disait pas autre chose, tout en défendant la nécessité des méta-modélisations à partir de la notion d’inconscient, auxquelles je ne peux pas adhérer [27].
Des communs du soin
Il nous faudra alors penser et mettre en pratique les conditions d’une réactualisation, forcément polémique, des héritages combattifs qui mirent en cause la naturalité des institutions psychiatriques et leurs savoirs.
J’ai évoqué ces années 1970 qui virent naître un hétéroclite réseau pour une alternative à la psychiatrie [28]. Mais je pourrais rappeler encore la naissance du courant de l’ethnopsychiatrie, porté en France par les recherches et les pratiques thérapeutiques de Tobie Nathan, dès les années 1980, remettant en cause les fondements mêmes de la tradition occidentalo-centrée d’un sujet psychogénétiquement ou structurellement universalisé. Rappeler que celle-ci, s’intéressant aux étiologies et aux pratiques dites « traditionnelles » (mais la pratique psychiatrique a aussi ses traditions), convoquait des médiations hétérodoxes, dans le milieu hostile de la clinique occidentale, entre des humains et des non-humains : esprits, divinités, morts, ancêtres et leurs milieux. Il s’agissait d’une part, d’explorer des cosmo-thérapeutiques et de donner à voir leur rigueur technique et les modes de transmission inséparables des communautés singulières. Mais d’autre part, comment ces propositions dans le paysage laïcisé de nos contrées cliniques constituaient « un nouveau nous qui ne préexistait pas à ces propositions » [29]. Et ceci avant même l’omniprésence dans le paysage intellectuel et de la recherche de ce qu’on appelle de façon dorénavant canonique « le tournant ontologique », ou l’intérêt porté au perspectivisme ontologique et aux ontologies multiples et relationnelles [30]. Dans les « mondes de la guérison » dits « traditionnels », il y a d’abord des mondes, puis des techniques de mise en relation avec des êtres disparates, humain et non-humains qui en tissent leur singularité... [31]
Certes, l’ethnopsychiatrie est devenue aujourd’hui inaudible sous la chape de plomb de la stigmatisation du « communautarisme », signifiant convoqué comme une arme de guerre par le fondamentalisme républicain.
Au plus loin de toute métapsychologie, de toute herméneutique, en tant que fondation « mono-ontologique » de ce qu’est « l’humain », il nous faut faire exister la différence entre des modes d’existence. Ou des éthopoïètiques qui, à l’encontre de l’introspection comme exercice de soi (ou les manières dont nous nous rapportons à nous-mêmes) avec la longue postérité qu’on lui connait, du catholicisme à la psychanalyse, nous posent une autre question : celle des manières d’habiter le monde, celle des relations entre des humains, des non-humains et des êtres d’une autre nature.
Alors, institution de soin ? Je préfère parler de contenants d’agencements d’hétérogénéités inséparables d’une culture de l’attention. Et ceux-ci sont indissociables des manières de faire exister la communauté. Nous pourrions revoir à nouveaux frais les âpres débats des années 1970 autour de l’affirmation de l’institution et de sa « réforme », pétrie en France de psychanalyse, y compris chez Guattari, et le travail de destitution pour réinscrire l’expérience de la folie dans des communautés ordinaires et leurs mondes pluriels. Destitution qui fut théorisée et pratiquée autour du mouvement psichiatria democratica en Italie (« l’institution en négation », disait Franco Basaglia). Le débat est resté, comme tous les dialogues qui en valent la peine, inachevé.
Il nous faut le réactualiser dans ces temps d’effondrements sociaux et de ses sujets politiques, mais aussi de destruction des milieux de vie, d’autres coordonnées post-sociales des pratiques de soin. C’est-à-dire cosmogénératives.
Voici donc la question que je voudrais avec d’autres à nouveau faire exister : aux frontières de la psychiatrie et des univers assistanciels, avec leurs identités, leurs distributions de places, leur savoirs plus au moins indigents, leurs définitions du « psychisme » et du « social », quels nouveaux dispositifs pour faire place à des processualités, aux déterminations des rencontres, aux interdépendances qui font consister la communauté, qui font différer les identités. C’est-à-dire comment affronter les représentations dont elles font l’objet et auxquelles aussi bien soignants et soignés sont assignés ?
J’appellerai ces tentatives des communs du soin.
Cartographies de l’hospitalité. Faire communauté.
Se pose alors une question qui nous importe dans notre époque de quadrillage gouvernemental paranoïaque : quelles territorialités ?
Il nous faut recréer une trame de lieux disparates, sans que ceux-ci soient nécessairement spécialisés dans le soin psy, le monde médico-social, l’action sociale et l’« insertion », autant de mots disgracieux d’un pastoralisme en train de s’effondrer. Territoires où se déploient des relations qui dessinent de nouvelles cartographies vivantes. Cartographies où s’incarnent les agencements d’une multiplicité d’expériences et leurs interdépendances et qui font que le monde est plus qu’un monde Un avec ses sujets.
Donc, quelles formes de coopération dans une époque d’implosion des univers assitanciels qui ne reviennent pas à une simple restauration de la sacro-sainte Institution ? Comment les rendre solidaires avec les luttes qui affrontent la destruction ?
Il nous semble important de lever un malentendu : il ne s’agit pas seulement à propos des gestes de soin de créer des « interstices », mot parfaitement compatible avec l’esprit tordu de n’importe quel manageur tout juste sorti d’une école de commerce. Mais d’ouvrir grandes les vannes pour que des articulations improbables puissent avoir lieu, destituant l’institution réifiée de la psychiatrie et les quadrillages de sa clinique. La recréation de manières de prendre soin des expériences de la vulnérabilité se fera parfois avec les institutions, plus souvent dans leurs frontières. Voire contre elles.
Les expériences collectives d’entraide et de coopération mises en rapport comme autant de formes d’émancipation, coïncident avec la re-singularisation de nos milieux de vie. C’est dans le terreau des hospitalités que pourront s’instaurer des lieux où se déploient des interdépendances localisées. Lorsque nous voulons accueillir des mondes disparates, il faut déjà savoir dans quel monde nous habitons. Et celui-ci repose sur le partage des résonances entre des modes d’existence et leurs transversalités. Susciter ces zones formatives de l’expérience, c’est participer à l’éclosion d’interdépendances entre des lieux singuliers à la place des espaces administrés. C’est susciter des passages pour qu’il soit possible de dessiner les paysages dans lesquels s’incarnent nos attachements. In fine, il s’agit de faire exister des formes ouvertes de communauté, mues par l’attention portée à la vulnérabilité.
J’appellerai ceci encore d’un autre nom : des écologies des pratiques de soin.
Je voudrais partir de quelques expériences. En caractériser les situations. Je ne proposerai ici que quelques exemples des foisonnantes expérimentations qu’un travail d’enquête partagé pourrait multiplier en contribuant ainsi à la création des cartographies, par résonance et production d’alliances. Ainsi les groupes d’entraide mutuelle (GEM), situés aux frontières des institutions psychiatriques, des mondes assistanciels et des imbrications qui s’opèrent dans des communautés ordinaires. Les GEM, accueillant des personnes vivant dans une grande précarité sociale et ayant traversé souvent les univers de la psychiatrie (et parfois leur violence), suscitent la participation des « usagers » pour faire consister ce qui fait « lieu ». Ils érigent le principe de la circulation, en tant que passages (institutionnels ou non), en modalité particulière de soin. Ils participent par là au désenclavement du soin de ses espaces spécialisés. Je songe, dans le sillage des GEM, à l’expérience de La Trame, un lieu singulier situé dans la ville de Saint-Denis, espace collectif qui propose un « accompagnement social », un « accès aux droits » et promeut en même temps la co-participation entre les « usagers » et les animateurs de ce lieu dans un travail d’enquête partagée sur ce qui l’articule à d’autres expériences disparates.
Je pourrai rappeler les groupes et réseaux d’entraide et d’auto-support entre « pairs » qui se reconnaissent ainsi entre eux sans l’aval des professionnels de la santé, mais parfois aussi (cela arrive) avec leur soutien. Ces collectifs se battent contre leur assignation aux nosographies psychopathologiques et souvent, dans un même mouvement, s’embarquent dans la réinvention fragile de formes de subjectivation de la souffrance mise en commun. Autrement dit, dans la création d’inter-dépendances situées.
Mais il y a encore une multiplicité d’expériences de soin dans des lieux où elles ne sont pas censées exister. Je n’en évoquerai que quelques exemples issus de mon travail d’enquête. Ainsi Coucou crew [32], qui au sein de La Station - Gare des Mines, lieu de création de musiques expérimentales situé Porte d’Aubervilliers, espace urbain désolé s’il en est, fait exister un lieu d’accueil pour des migrants contraints de vivre dans la rue, subissant des violences policières, lieu d’accompagnement, proposant des moments d’écoute et qui déploie aussi un travail de liaison avec d’autres lieux et collectifs d’hospitalité. Je pourrai aussi évoquer Le Sens de l’humus, association qui fait vivre des jardins aux Murs à pêches à Montreuil et qui accueille des personnes fragilisées par des situations d’extrême précarité et en grande souffrance [33]. Ou cet autre jardin à Bagnolet, Les Serres volantes [34], où s’expérimente le jardinage collectif, et dont celles et ceux qui le font vivre, confronté-es à l’occupation de leurs jardins et cabanes par des personnes sans-abri, au lieu d’avoir recours à une expulsion policière et à la vidéosurveillance, se sont risqué-es à une co-gestion des usages communs avec ceux qui ne sont ailleurs que des gueux…
Et puis, de nombreuses manières de prendre soin se fabriquent à l’intérieur des institutions, parfois pour en échapper. Ainsi les expériences inspirées d’Open dialogue dans les pays scandinaves, ou bien la Clinique de la concertation née en Belgique, ou encore les Conférences familiales au sein de la protection de l’enfance, que certaines essayent de faire vivre dans la plus grande adversité, par exemple en Seine-Saint-Denis malgré son halo de dystopie. Avec leurs spécificités, elles ont en commun de mettre en œuvre une dé-spécialisation du soin, de franchir les frontières de l’institution, d’accueillir des formes de communauté « en train de se faire », activées par des pratiques de soin avec celles et ceux assignées à des pathologies et à des comportements « dysfonctionnels ». Et ceci en suscitant des formes de coopération et d’entraide au sein des communautés face à des situations de souffrance chronicisées ou des situations de crise. Elles ont aussi en commun leur volonté, non pas de vérifier anxieusement des hypothèses cliniques, mais de susciter des processus non déterminés de co-concernement et de réciprocité. En tant qu’agencements d’hétérogénéités, on est là dans l’émergence de dispositifs génératifs tels qu’évoqués par Isabelle Stengers [35].
Mettre en crise la crise. Le soin : un rapport sans fin avec le dehors de l’institution
Je ne vais pas pourtant ignorer l’ambiguïté dans laquelle s’inscrivent de telles expériences au regard des anciennes institutions : de par leur financement dérisoire de la part des tutelles de la santé, certaines pas financées du tout, d’autres dans des logiques d’autonomie et de défection, elles peuvent parfaitement convenir à la nouvelle gouvernementalité et son culte religieux de gestion de l’économie.
Il n’en reste pas moins que ces lieux, ces dispositifs, ces expérimentations engagent de nouveaux agencements collectifs qui non seulement résistent à la normalisation psychiatrique mais en amorcent des perspectives nouvelles. Voire qui nous permettent d’en sortir.
Attardons-nous enfin sur la question des effondrements « psychologiques », des bouffés délirantes, des dissociations et des dépressions larvées ou foudroyantes. Les mondes de nos inadaptations et des discordances. Les expériences de la sidération. Les mondes de l’ennui et de la sidération morbides...
Il faudra alors pour finir dire un mot sur ce en quoi la crise hante les acteurs du soin dans le monde de la psychiatrie et ailleurs. Événements intempestifs, « décompensations », énigmatique et sidérante violence, irruption du désordre là où pourtant le fantôme de l’ordre avec ses polices nous asphyxie. Accueillir des personnes en crise, c’est accueillir aussi des situations en crise qui nous permettent de les situer, des réseaux proches qui rendent possibles des bifurcations et des processualisations, c’est-à-dire inviter dans la scène du soin des ressources relationnelles lorsqu’elles sont là, souvent ailleurs, aux frontières de l’institution. Accueillir la crise, c’est penser ce qui met en crise les institutions et les positions de ceux qui s’en rendent garants. C’est-à-dire, inviter dans la scène du soin des ressources relationnelles, des nouveaux rapports lorsqu’ils sont là. Ou à défaut les fabriquer. Les situations de crise ont des chances de se résoudre si nous portons notre attention aux tissages souvent mis à mal de la communauté. C’est très souvent l’auto-référentialité atomisée qui conduit à la violence hétéro ou auto-infligée. La « crise », son accueil, sa contention, invite à la création de dispositifs de ré-attachement. En ce sens, elle pourrait être la dernière justification de l’institution psychiatrique.
Quiconque a travaillé dans des situations de très grande précarité sociale et existentielle ne peut pas ignorer qu’une part très importante des violences provenant des « usagers » dans les institutions est liée à l’accueil désastreux qui leur est proposé, au manque d’attention et d’empathie, à l’absence d’intérêt pour les mondes qui les habitent, aux injonctions paradoxales entre diverses institutions et surtout à la sur-individualisation à laquelle ils sont condamnés. La violence qui s’exprime dans de nombreuses situations est très souvent déterminée par l’atomisation et le solipsisme auxquels des personnes en grande difficulté sont assignées.
Revenons à la proposition initiale : le soin participe à l’instauration de machines de guerre contre une gouvernementalité qui s’acharne à détruire les expériences plurielles de la communauté. À condition de ne plus radoter sur le prestige perdu des anciennes institutions pastorales.
Au-delà de la psychiatrie, de ses savoirs réifiés, indissociables de ses scènes de pouvoir : faire place aux variétés de l’expérience et aux manières de s’y rapporter. Pour cela il faut susciter des modalités de partage à rechercher en dehors des institutions. La fabrique des rencontres peut émerger partout, en tout lieu. Dans une multiplicité de temps.
Contre l’institution, affirmer des manières de faire exister des contenants d’hétérogénéités. Ou faire lieu. Faire consister des lieux à partir d’un travail d’enquête permanent, c’est un travail de liaison œuvrant à l’instauration des nouveaux paysages du soin. Et à leur organisation en tant que communaux mis en partage. Et s’acharner, dans ces temps de dissolution des attentions portées aux existences fragiles, à la transmission des récits de nos expériences mises en commun, ici, en rapport avec des ailleurs. Les communistes sincères sont tous des itinérants.
À l’instauration de nouveaux modes d’existence, leur intensification, à l’actualisation de leurs virtualités, il faut coupler des processus de destauration [36]. Cette logique de retrait, aussi à contre-courant que cela puisse paraître aux émancipateurs de la gauche de gouvernement, passe par le refus d’en revenir aux anciens sujets sociaux, terreau sur lequel se construisit jadis le monde social isomorphe à une phase révolue de l’économie politique comme gouvernement. L’État manageur n’a pas commencé avec la révolution cybernétique. Si nous ne nous attelons pas à la création des formes communales d’association et de réciprocité, l’hybridation du néo-libéralisme tardif avec la ferveur religieuse à l’égard des anciens mondes disciplinaires de l’État social, ne peut qu’ouvrir grandes les vannes à la fuite vers un existentialisme libéral-fasciste, néo-identitaire, nourri par la désincarnation et le solipsisme des réseaux sociaux.
Pour réactiver des communautés dont les pratiques de soin en sont la condition, nous n’avons plus besoin des mots d’ordre héroïques qui prétendent sauver l’institution de la psychiatrie contre les machinations managériales. Et nous sauver nous, en tant que sujets, par la même occasion. Refuser à la psychiatrie sa toute puissance, celle de jadis et celle qui émerge aujourd’hui sous de nouveaux auspices scientistes, c’est lui accorder la chance de créer ses propres formes d’auto-dissolution. À condition qu’elle parvienne à s’intéresser à son dehors.
À défaut, il nous faudra en explorer, ailleurs, la possibilité.
Ces propositions ne sont qu’une tentative pour contribuer à faire exister un monde qui puisse contenir une pluralité de mondes. D’en empêcher ainsi, ou de retarder, son effondrement. Même sans ses glorieux sujets. Car,
Il est sans doute mille fois préférable que ce soit nous qui vacillons plutôt que le monde [37].
Notes
Josep Rafanell i Orra, psychologue et écrivain, intervient depuis près de 30 ans dans des institutions de soin et d’action sociale. Il anime avec d’autres Les Communaux, constellation d’enquêtes et de travail de liaison autour d’expériences de soin, des hospitalités à l’égard des migrants, des écologies urbaines. Il est l’auteur de Fragmenter le monde, Paris, Éditions Divergences, 2017. En 2018 parait un ouvrage collectif coordonné par ses soins, Itinérances, aux Éditions Divergences en collaboration avec Les Laboratoires d'Aubervilliers, issu de trois ans de rencontres dans le cadre d'un séminaire nommé « Pratiques de soin et collectifs ». Il avait auparavant publié En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté, Paris, La Découverte, 2011.
Pour citer cet article
Josep Rafanell i Orra
« Soin. Ni management ni héroïsation de l’institution psychiatrique... Plutôt agir pour des communs du soin », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 21/02/2022, consulté le 21/11/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-20.