Qu’est-ce qu’un territoire attractif ?
Fabien Hein
Attractivité du territoire
De prime abord, l’attractivité territoriale renvoie à la capacité d’un territoire [1] à capter des capitaux, des entreprises, des résidents, des touristes ou encore de la main-d’œuvre. La notion s’impose en France au cours des années 1990. Sa polysémie s’avère particulièrement commode pour légitimer l’action publique. Le terme recouvre en effet une pluralité d’objectifs et de modalités d’actions dont le caractère imprécis participe sans nul doute de sa fortune [2]. Au point de devenir un élément de langage mobilisable en toute circonstance, comme en témoigne un exemple récent tiré du Canard Enchaîné (9 février 2022) :
Le Président LR du conseil départemental de la Haute Marne, Nicolas Lacroix, vient de s’offrir aux frais du contribuable une voiture à 78 000 euros : une DS9 hybride. Interrogé sur cet achat onéreux par une opposante lors de la commission permanente du 4 février, Lacroix a répondu sans sourciller : « Beaucoup de présidents de département achètent une DS9. C’est mon véhicule de travail, c’est mon bureau, c’est ce qui se fait de mieux en France. Je ne m’excuserai pas de rouler dans une belle voiture qui représente le département. Il y va de l’image du département à l’extérieur. C’est ça l’attractivité du département ! On n’est pas un département de ploucs ! »
À ce compte, on pourrait tout aussi bien imaginer que l’attractivité d’un territoire puisse être déterminée par le nombre de quinquagénaires possédant une Rolex au sein d’un département donné. Plus sérieusement, l’attractivité apparait comme un vaste fourre-tout. Ce qui justifie que l’on tente d’en démêler l’écheveau. En réalité, la trajectoire sémantique du terme et sa mise en orbite viennent, dans un premier temps, supplanter la notion de « compétitivité » par trop marquée de l’empreinte entrepreneuriale du Medef [3] à l’heure de la valorisation du développement durable et de la transition, autres termes en vogue du lexique contemporain dont la performativité laisse pour le moins perplexe [4]. Afin de surmonter cet écueil, l’attractivité va donc progressivement englober la notion de « qualité de vie » [5]. Les enjeux économiques potentiellement convertibles en emplois, commerces, services ou équipements se voient alors couplés à des enjeux plus qualitatifs exprimés en termes de bien-être, de cadre de vie, d’hospitalité, d’ensoleillement, de patrimoine, de charme paysager, voire d’aménités environnementales. Dans ces conditions, il ne s’agit plus seulement d’attirer les populations, les compétences et les entreprises, mais également de faire en sorte qu’elles s’installent durablement. De sorte qu’attraction et attrait [6] forment alors les deux facettes de l’attractivité territoriale. Attirer et retenir composent ainsi les objectifs cruciaux des politiques d’aménagement du territoire. Reste à savoir comment parvenir à atteindre de tels objectifs.
Les instruments de mesure de la performance territoriale
L’attractivité territoriale est aujourd’hui érigée en objectif stratégique central de l’action publique [7]. Mais comment mesurer cette dynamique ? Et avec quels critères ? Plusieurs médias tentent d’établir des classements sur la base de critères comme le travail, le coût de la vie, le prix de l’immobilier, le taux de fiscalité locale, la qualité des infrastructures, les équipements liés à la mobilité douce ou encore les loisirs et la culture. Par exemple, le magazine britannique The Economist a ainsi décerné à Auckland (Nouvelle-Zélande) la première place des dix métropoles les plus agréables à vivre en 2021, notamment pour sa bonne gestion de la crise du Covid, reléguant l’ancienne championne, Vienne (Autriche) directement à la douzième place (place qu’Auckland occupait précédemment) [8]. Le Parisien propose quant à lui un classement annuel des villes les plus attractives de France qui place régulièrement Rennes, Nantes et Strasbourg en tête de peloton. Pour sa part, le promoteur immobilier lyonnais Arthur Loyd propose un Baromètre de l’attractivité des métropoles françaises et de la résilience des territoires qui, en 2021, place Lyon en tête pour la cinquième année consécutive [9]. En somme, chaque acteur, structure ou institution reste libre d’établir ses propres critères en fonction de ses intérêts propres. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que la mesure de l’attractivité soit aussi vague que la notion d’attractivité elle-même. À ceci près que la balance semble toujours pencher plus nettement en faveur de critères économiques, largement plus aisés à établir. C’est en tout cas ce que donne à penser l’INSEE qui, pour définir l’attractivité, ne retient que la dimension économique en prenant soin néanmoins de distinguer l’attractivité économique productive (arrivée d’emplois ou d’actifs qualifiés sur le territoire) et l’attractivité économique résidentielle (dépenses temporaires ou permanentes sur le territoire par les touristes, les retraités ou les résidents). Dans cette configuration, force est de constater que l’attractivité territoriale reste avant tout de l’ordre de l’intentionnalité.
L’attractivité comme intention
La multiplication des agences d’attractivité [10] témoigne de la volonté de combiner attractivité économique (mission historique des agences de développement économique), attractivité touristique (métier historique des offices de tourisme) et attractivité résidentielle élargie (tourisme d’affaires, habitants, professionnels). Mais la diversité des publics cibles masque mal la prévalence de la dimension économique. L’exemple de l’agence d’attractivité de la Manche (« Attitude Manche ») en offre une bonne illustration. L’agence avance les quatre grands objectifs suivants :
1/faire de la Manche un territoire accueillant et privilégié pour les nouveaux talents, qu’ils soient salariés ou porteurs de projets, en valorisant le cadre de vie et les opportunités professionnelles, 2/stimuler la mise en relation des entreprises et des salariés pour faciliter les recrutements, 3/développer l’offre de soins en attirant de nouveaux professionnels de santé (médecins généralistes, spécialistes, dentistes) et en favorisant leur installation et 4/créer un esprit « Manche », fédérant un réseau d’influenceurs constitué des habitants, des entrepreneurs et des médias… [11].
De toute évidence, l’agence cherche en premier lieu à attirer des professionnels. Un mauvais esprit dirait que l’agence « fait la manche ». Il est clair que dans cet exemple, le cadre de vie n’est jamais qu’un élément de décor. Sur un registre équivalent, l’agence d’attractivité « Toulouse a tout » constitue également un bel exemple dans la mesure où son cœur d’activité est le tourisme d’agrément, le tourisme d’affaires et les actions en faveur de la promotion de la destination auprès des investisseurs et des entreprises. À ce titre, en juin 2019, lors d’un colloque sur les agences d’attractivité organisé par le Cner, Hubert Calmettes le directeur de l’agence déclarait : « Nous sommes comme une entreprise au service des entreprises » [12]. Ces faisceaux d’indices inclinent à penser qu’en dépit des intentions affichées et de l’ingénierie déployée, le facteur le plus objectivable de l’attractivité territoriale réside certainement avant tout dans la formulation d’un récit.
Un territoire nommé désir
Les pratiques de marketing territorial occupent désormais une place croissante dans la gestion des affaires publiques [13]. Elles attestent notamment d’un glissement des politiques d’aménagement vers des politiques de management territorial [14]. Ces pratiques marketing sont globalement fondées en stratégie par des objectifs de croissance (résidents, touristes, entreprises, équipements), de mobilisation (adhésion des parties prenantes) et de distinction (valorisation d’une identité locale) [15]. Jean Viard a vu dans ce processus « une mise en désir du territoire » [16] que l’on peut également qualifier de « mise en récit » (ou storytelling) [17]. Soit des actions de communication destinées à construire une image positive du territoire à vocation interne (les habitants) et externe (touristes ou investisseurs potentiels). Sa forme la plus achevée semble être la marque territoriale, qu’il convient d’appeler « place branding » selon le jargon marketing en usage [18]. En fait, la désirabilité territoriale vise la production et la diffusion d’un récit calibré pour satisfaire aussi bien les acteurs locaux que les visiteurs (envisagés comme de futurs acteurs locaux potentiels). Cette mise en scène est supposée enclencher les dynamiques définies par les objectifs stratégiques. En théorie, cette synergie parait parfaitement huilée. En pratique, elle s’avère peu opérationnelle tant elle présente de carences analytiques la rendant d’autant plus difficile à évaluer. De l’aveu même de ses meilleurs spécialistes :
Malgré la quantité de contributions de ces dernières années, traitant le marketing territorial, il n’existe que peu d’analyses portant sur le rôle que ces projets ont joué dans la transformation des collectivités publiques et de leur environnement socio-économique. Cette omission est encore plus remarquable lorsque l’on considère que ces démarches sont souvent entreprises avec un objectif explicite : accompagner et accélérer la transformation de la collectivité ciblée [19].
Pour l’heure, en l’absence d’un cadre conceptuel robuste, la performativité de l’attractivité territoriale semble surtout relever du registre de l’incantation ou de la croyance car elle procède sans doute davantage d’une pensée volontariste (ou désidérative) que d’une pensée stratégique.
L’attractivité territoriale et le théorème de Thomas
Le théorème de Thomas souligne la force des représentations sociales pour guider l’action. L’idée étant que la perception d’une situation, même erronée, est supérieure à la réalité objective. Ce qui signifie que les représentations sociales produisent la réalité au sens d’une prophétie autoréalisatrice [20]. À bien des égards, l’attractivité territoriale s’apparente à une prophétie autoréalisatrice. Le passé de la Lorraine industrielle en offre une excellente illustration. L’histoire de la région est en effet marquée par des flux importants de migrants attirés par des perspectives d’emploi dans les mines, la sidérurgie ou le textile. Le déclin de ces bassins industriels a fortement entamé l’attractivité du territoire lorrain au point de devenir un stigmate difficile à inverser [21]. En 2004, dans un ouvrage saisissant intitulé Daewoo, le romancier François Bon [22] dépeignait la manière dont une pluie de subventions publiques avait favorisé l’implantation de trois usines du groupe coréen Daewoo (fours à micro-ondes, téléviseurs) à Fameck en Moselle avant leur délocalisation en Chine. En l’espace de dix ans, la vallée de la Fensch meurtrie par le déclin de la sidérurgie, redevenait attractive en termes de création d’emplois sous l’effet d’un volontarisme politique forcené. La prophétie d’une Lorraine réindustrialisée venait de se réaliser… avant de s’effondrer une nouvelle fois. C’était sans compter avec l’irruption (pourtant prévisible) d’une autre prophétie autoréalisatrice, la prophétie néolibérale dont le cynisme ne s’embarrasse d’aucune considération morale et n’a d’autre religion que la cupidité sans limite. Dès lors que le coût de la main d’œuvre à Fameck s’est avéré plus élevé (par asséchement des subventions publiques) que le coût de la main d’œuvre en Chine, plus rien ne s’opposait à une délocalisation de l’entreprise en Chine, en attendant que les actionnaires du groupe réclament de trouver plus attractif encore ailleurs. L’exemple lorrain rappelle combien l’effort d’attractivité repose sur un ensemble de variables qui agissent aussi bien sur les décisions de localisation (l’opportunité des subventions publiques) que sur les décisions de délocalisation (l’opportunité d’une main-d’œuvre meilleur marché) d’un type d’activité industrielle. Ce qui semble indiquer qu’il est probablement plus simple de faire venir des investisseurs (les subventions publiques ayant un effet d’aubaine) que de les faire rester. De toute évidence, les dynamiques néolibérales dissocient sans peine l’attraction de l’attrait. Ce qui place les objectifs de l’attractivité territoriale devant une difficulté majeure.
L’ordre néolibéral
L’ordre néolibéral qui régit les sociétés occidentales n’obéit qu’à la seule règle de compétition généralisée [23]. Les logiques ultra concurrentielles qui en résultent voient s’affronter régions, départements et communes au moyen de stratégies marketing visant mettre en scène leurs avantages comparatifs. Le phénomène se vérifie désormais aussi bien lors des scrutins électoraux [24], qu’à travers les campagnes publicitaires des offices de tourisme [25], les docus-vitrines des Parc naturels régionaux ou encore les multiples festivités proposées par chaque commune de France [26]. Ce climat de compétition généralisée a fini par produire une hiérarchie des territoires et en dernière analyse, à mettre le monde entier sous pression. La lutte pour l’attractivité territoriale est bel et bien une lutte pour l’accaparement des ressources. Ressources dont la volatilité, compte tenu de la multiplicité de l’offre, finit toujours, à plus ou moins longue échéance, par avoir raison de l’attractivité elle-même [27]. Les Alpes en mesurent aujourd’hui la dure réalité. Au début du siècle dernier, l’essor des domaines skiables a rendu le territoire alpin particulièrement attrayant pour le tourisme sportif. À ceci près que le réchauffement climatique – duquel l’ordre néolibéral est le premier responsable – menace aujourd’hui la pérennité de ces stations de ski. À titre d’exemple, faute de neige, des stations comme La Clusaz [28] envisagent de faire remonter l’eau de 1 240 à 1 500 mètres d’altitude afin d’alimenter les canons à neige de la station de ski au prix d’une consommation énergétique exorbitante [29]. Dans ces conditions, l’objectif d’attractivité territoriale fondé par le couple attraction/attrait peut difficilement atteindre une efficacité autre que conceptuelle. Ce qui semble ne pas freiner le volontarisme des politiques publiques totalement gagnées à la pensée néolibérale [30] qui, par effet de mimétisme, se répand dans tous les domaines et à tous les échelons administratifs sous forme d’investissements [31]. Sauf qu’à vouloir rendre – coûte que coûte – les territoires performants sur le plan économique conduit généralement à négliger les problèmes environnementaux et sociaux qui finissent invariablement par se produire [32].
Les impensés de l’attractivité
Il est de notoriété publique que l’afflux massif de touristes dans certains territoires peut finir par nuire au territoire en termes de qualité de vie ou de préservation des écosystèmes. En témoigne l’engorgement du Pays basque par le trafic automobile en saison haute qui enregistre alors des taux de pollution record. Idem pour le massif du Mont-Blanc [33] ou celui de l’Everest [34] qui se trouvent par ailleurs tous deux également confrontés à l’épineuse question des déchets abandonnés en altitude [35]. À quoi il faut ajouter que les impensés de l’attractivité territoriale ne constituent pas seulement une nuisance potentielle pour les humains, mais ont également des conséquences funestes sur les conditions de vie des règnes animal et végétal. De telle façon que, pour noble qu’il soit, l’appel de la nature peut potentiellement virer au cauchemar dès lors que l’impérieuse nécessité de croissance économique est érigée en règle absolue. En cela, les stratégies d’attractivité territoriale mettent en lumière l’incapacité des pouvoirs publics à imaginer d’autres modèles de développement que ceux qui leur préexistent (à grand renfort de projets dits innovants [36]). De sorte qu’ils restent invariablement figés dans le passé dans l’espoir (cette tragédie [37]) d’un retour au « monde d’avant » [38] en tant qu’unique référentiel de normalité (sous-entendu, de progrès). C’est sans compter que l’attractivité territoriale finit invariablement par produire des « communs négatifs », à savoir des effets indésirables que l’action publique ignore ou feint d’ignorer [39]. On peut penser au développement des infrastructures routières [40], à la bétonisation du monde [41], à l’exploration sous-marine [42] ou encore aux technologies numériques [43]. La notion de « communs négatifs » présente l’avantage de prendre les réalités matérielles et immatérielles au sérieux, sans concession, en intégrant l’ensemble des paramètres pertinents dans l’analyse, y compris les plus désagréables à entendre pour les tenants des logiques néolibérales selon une perspective spatiale et temporelle. « Elle s’attache aux problèmes soulevés par la gestion de certaines réalités dont les effets sont négatifs notamment dans le domaine environnemental : déchets, centrales nucléaires, mais aussi d’autres éléments dont nous allons hériter à l’avenir et dont il va bien falloir prendre soin » [44]. Il s’agit donc d’un outil conceptuel de premier ordre pour donner sens et robustesse au concept d’attractivité territoriale, en ce qu’il propose d’interroger à nouveaux frais certains objectifs stratégiques de l’action publique et, ce faisant, participe au renouvèlement des points de vue et donc des manières de penser autant que des modes de vie.
La pensée socio-écosystémique
À quelques exceptions près [45], l’esprit du capitalisme [46] a fini par gagner tous les échelons administratifs français, du plus haut niveau de l’État au niveau communal ou intercommunal. Ce mimétisme politique néolibéral témoigne du degré zéro de l’imagination politique contemporaine. Ce qui confère, par contraste, d’autant plus de valeur aux initiatives de transition qui expérimentent concrètement d’autres manières d’habiter la Terre [47]. Leur mérite tient à ce qu’elles tentent de porter une réflexion transdisciplinaire sur les alternatives. Ce qui les inscrit dans une pensée complexe au sens d’Edgar Morin [48]. Une pensée en capacité d’articuler les connaissances. Avec pour effet de concevoir l’attractivité d’un territoire à hauteur de la capacité de charge de ce même territoire [49] et donc, en cohérence avec le vivant. Mais là aussi, conformément à la « boucle de récupération » [50] néolibérale cette dimension socio-écosystémique peut se voir rapidement réduite à des éléments de langage propre au capitalisme vert. C’est notamment ce que donne à penser le site web de l’Office national des forêts (ONF), qui envisage la forêt comme « un levier pour l’attractivité des territoires » [51]. Dans un argumentaire en six points (aménagement durable des territoires, développement de l’économie locale, défi de la transition écologique, innovation, action pour le climat, offre touristique) l’ONF s’emploie à camper une vision essentiellement utilitariste et fonctionnelle des milieux forestiers. Sachant que la forêt est à la fois une solution pour le changement climatique et une victime du changement climatique, il conviendrait, en toute logique, d’accorder la prime à la préservation de la ressource. Sauf que c’est tout l’inverse qui se dessine sous couvert d’idéologie gestionnaire.
L’idéologie gestionnaire
L’idéologie gestionnaire [52] envisage désormais la forêt avant tout comme un capital économique à faire fructifier [53] . Pas un capital écologique en dépit des déclarations. Il faut du rendement. De la performance. Dans ces conditions, la forêt se négocie sur un marché. Et un marché est toujours un champ de bataille. Pour en sortir vainqueur, il faut durcir la lutte. Mieux gérer autrement dit. Réduire les coûts, augmenter les profits. C’est l’histoire même de l’ONF [54]. Au-delà des grandes intentions déclaratives, il se trouve qu’en réalité, l’État se désengage toujours davantage de la forêt française au profit des intérêts privés. En témoignent la faillite de l’ONF et son démantèlement organisé sur la base d’arguments budgétaires. « La France est un grand pays forestier », s’est félicité le président Macron en 2019. Et en même temps, l’ONF subit des suppressions de postes sans précédent. L’Office national des forêts va ainsi supprimer 475 postes sur 8 400 dans les cinq années à venir [55]. Selon la direction, il ne s’agit pas d’un plan social mais de départs à la retraite et de départs naturels. Ce qui reste somme toute assez paradoxal dans la mesure où une gestion durable de la forêt dépend du maintien d’un service public forestier fort. À plus forte raison que le changement climatique et le dépérissement des forêts va nécessiter de plus en plus de travail pour assurer le suivi sanitaire et le renouvellement des peuplements forestiers. Pour compenser les suppressions de postes, l’État envisage de confier la gestion des forêts communales à des prestataires privés [56]. Ce choix politique illustre parfaitement l’impasse néolibérale qui se traduit par le démantèlement d’un service public au nom de l’efficacité qui n’est, somme toute, jamais que le faux nez d’une recherche illimitée du profit avec pour conséquence logique la destruction des liens sociaux et des milieux naturels [57]. En l’espèce, tout indique que le processus à l’œuvre tend à fragiliser toujours davantage la forêt et certainement pas à préserver l’attractivité de ce patrimoine commun. Le meilleur exemple est que l’État n’a pas financé le chômage partiel des salariés de droit privé de l’ONF pendant le confinement. Pourtant, dans le même temps, l’État a déboursé 15 milliards pour soutenir les secteurs privés de l’aérien ou 8 milliards pour soutenir le secteur automobile, secteurs réputés sains pour l’environnement (pour une industrie verte et compétitive). Des indicateurs dissonants qui rappellent que l’attractivité ne se décrète pas, mais qu’elle s’incarne dans des pratiques. Or, en termes de pratiques, tout semble indiquer que les objectifs d’attractivité territoriale, sous couvert de productivité et d’efficacité, répondent en premier lieu à une volonté de diminuer toujours davantage la part budgétaire de l’action publique. D’où l’impérieuse nécessité de cibler des populations spécifiques, dotées d’un fort pouvoir économique (touristes, investisseurs, grandes entreprises) au détriment des populations moins bien pourvues, sinon, indésirables [58].
Vivre dans les interstices du capitalisme
Dans ces conditions, peut-on imaginer que la force d’attraction d’un territoire puisse résider dans son absence d’attractivité institutionnelle, au sens d’un retournement du stigmate ? C’est en tout cas, semble-t-il, l’option retenue par Sylvain Tesson lorsqu’il entreprend d’arpenter les chemins noirs [59] à partir d’un rapport sur la France hyper-rurale [60]. L’écrivain-voyageur observe que pour les auteurs du rapport,
la ruralité n’était pas une grâce mais une malédiction : le rapport déplorait l’arriération de ces territoires qui échappaient au numérique, qui n’étaient pas assez desservis par le réseau routier, pas assez urbanisés ou qui se trouvaient privés de grands commerces et d’accès aux administrations. Ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clef du paradis sur Terre – l’ensauvagement, la préservation, l’isolement – était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement [61].
En d’autres termes, il ne s’agit pas tant d’interroger ici les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme [62] que de chercher à savoir combien de temps encore il sera possible de vivre dans les interstices [63] du capitalisme, à l’abri des griffes du loup [64]. Le décompte a commencé, tant la fureur d’aménager au nom d’un principe d’une prétendue égalité territoriale est ancré. Le succès éditorial des Chemins noirs [65] atteste peut-être d’une aspiration contraire au sein d’une frange de la population réfractaire au modernisme disruptif. Selon Jean-Pierre Le Goff : « Une partie des Français sont fatigués, non pas de la modernité, mais du modernisme, entendu comme une fuite en avant impliquant des sacrifices et des efforts incessants, qui mène le pays on ne sait où et le défigure d’une manière telle qu’il devient impossible pour eux de s’y retrouver » [66]. Modernisme qui conduit le pays vers des horizons sociaux troubles. Un modernisme qui défigure toujours davantage les paysages. Un modernisme qui détruit jour après jour les conditions même de la vie sur la planète. Provoquant certes une forme de désarroi mais produisant également et surtout, de nouveaux projets d’émancipation.
L’émancipation comme attractivité
Pour la frange des réfractaires au modernisme (que l’on peut aussi qualifier d’alternatifs ou d’acteurs de la transition dans leur forme la plus radicale et critique [67]), l’attractivité d’un territoire repose sur d’autres critères que ceux que les pouvoirs publics valorisent généralement sous forme d’investissements et d’équipements [68]. Elle repose alors davantage sur des critères de qualité (qualité du lien social, qualité de l’air, qualité des sols, qualité des rivières, qualité de silence, etc.) ou des critères esthétiques (beauté des paysages, beauté de la faune sauvage, etc.). Plus fondamentalement, ce sont avant tout des éléments de sens que recherchent ces réfractaires [69]. Du sens par rapport au temps, à l’alimentation, à l’énergie et au travail. Il s’agit de réduire sa dépendance à l’économie mondialisée par une relocalisation des compétences locales, à commencer par soi-même. Une transition en acte du statut de consommateur à celui de producteur. Un passage d’une culture de la consommation des ressources à une culture de la protection des ressources. Ce qui passe inévitablement par une simplification des modes de production et d’échange, une reconquête des communs et une montée en puissance de la capacité d’agir et de créer. Ce qui semble être précisément ce qui se trame sur des ZAD dont celle de Notre-Dame-des-Landes est probablement la plus emblématique [70]. Ses habitants cherchent à se dégager de l’emprise du marché en redonnant du sens au travail, en prenant soin des animaux, des sols et des végétaux sur la base de relations sociales d’interdépendance et de coopération [71]. En cela, ils défendent à leur échelle des manières d’habiter la Terre qui ne nuisent pas au vivant. Ils ralentissent à leur manière la destruction de la planète. Ils participent aux changements de conscience de la société. En d’autres termes, ils simplifient le monde et partant, tentent de le rendre effectivement plus attractif que répulsif.
Vers une attractivité alternative
Ces territoires expérimentaux constituent des laboratoires de transition des plus efficaces car l’on y forme probablement les meilleurs experts d’un monde vivable. Des experts qui se réapproprient des savoirs, des connaissances, des techniques, des tours de main. Des experts qui expérimentent des manières de mener une vie digne en paix avec le vivant. Pour ces réfractaires, l’attractivité repose précisément sur la capacité à identifier des territoires susceptibles d’accueillir de telles expérimentations. Alors que la France y reste relativement étrangère, sinon hostile [72], le Pays de Galles semble au contraire vouloir les encourager à travers un programme intitulé The One Planet Development qui vise, dans les grandes lignes, à encourager l’implantation d’habitats à empreinte carbone nulle et dont la production énergétique devra être intégralement renouvelable [73]. Ces exemples démontrent une fois encore que l’attractivité d’un territoire est fondée par une somme de perceptions très disparates. Ce qui conduit potentiellement à l’émergence d’un terreau de résistance critique fondé par une meilleure compréhension des interdépendances socio-écosystémiques ainsi que par l’émergence de nouvelles manières d’être au monde.
Un nouvel usage du monde
Par souci de cohérence, une partie du corps social est aujourd’hui travaillée par de profondes aspirations à un changement de trajectoire. L’insensée pression anthropique semble avoir rendu plus que jamais nécessaire de porter une critique du système capitaliste (voire de croiser le fer avec lui) pour en souligner les errements mortifères et tenter de s’en dégager. C’est une tentative de redéfinition de l’usage du monde [74] qui se joue alors. Ce qui passe par une réappropriation de la matérialité du monde, une reconquête du vocabulaire et une reconstruction du sens. Sous cette configuration, la notion d’attractivité ne correspond alors plus en une recherche d’avantages concurrentiels, mais tient plus prosaïquement dans la recherche d’un monde habitable. À bien des égards, la multiplicité des expérimentations (de manières d’être au monde) qui en découlent constituent des sortes de laboratoires d’idées et de pratiques fondés par une conscience aigüe des grands enjeux contemporains [75]. L’attractivité d’un territoire peut dès lors se redéfinir à hauteur de qualité de silence, de qualité esthétique et paysagère du lieu d’implantation, de fertilité des sols voire de non-usage des ressources [76]. Mais plus encore, l’attractivité d’un territoire réside alors dans la possibilité laissée aux citoyens de façonner leur propre cadre de vie au moyen d’interdépendances librement consenties. C’est bien ce qui fait défaut à la notion d’attractivité institutionnelle. Cette dernière ne tient absolument aucun compte des arguments contraires à ses propres objectifs stratégiques, pas davantage qu’elle ne tient compte des groupes sociaux les moins pourvus économiquement. L’attractivité territoriale est à ce titre rien moins qu’une forme de sélectivité sociale. La décentralisation et l’enracinement local du personnel politique étaient supposés réduire la distance entre élus et citoyens afin d’établir une plus juste représentation des citoyens[77]. De sorte que le préalable à toute décision engageant le territoire devrait être, en principe, fondé par une connaissance fine et articulée des systèmes naturels et des systèmes humains. On sait que les catégories de pensée et d’action sont très fortement structurées par les conditions d’existence des individus, et donc par leur âge, par leur sexe, par leur catégorie socioprofessionnelle, par leur niveau de diplôme, etc. Si l’appartenance sociale détermine fortement les représentations et donc les décisions, il conviendrait en toute logique de prendre en compte d’autres catégories d’intérêts que la sienne ou celles de son groupe social d’appartenance. Or, la plupart du temps, les pouvoirs publics déterminent leurs objectifs stratégiques à l’appui de diagnostics établis par des cabinets de conseil qui confortent leurs intérêts propres ou leur « vision » du territoire [78]. On cherche en vain l’alliance entre les acteurs d’un territoire « comme un moyen d’animer le territoire, de renforcer les échanges entre les acteurs, de libérer l’intelligence collective et stimuler la co-créativité » [79]. Cette gouvernance bulldozer ne fait jamais que creuser la défiance et le ressentiment entre la partie dominée du corps social et les pouvoirs publics. C’est pourquoi les expérimentations modestes, menées ici où là, ont potentiellement valeur d’alternatives à haute valeur heuristique. Ces alternatives, portées par des citoyens conscients des enjeux écologiques et sociaux politisent le débat dans des directions inattendues et souvent déroutantes pour les pouvoirs publics. À la manière d’écologues comme Jean-Claude Génot et Annik Schnitzler qui plaident pour une nature férale, au sens d’espaces naturels en libre évolution pour en finir avec une nature domestiquée « dont l’idéal est le profit et la maîtrise technique de l’environnement » [80]. C’est plus ou moins ce qui s’expérimente – dans une dimension politique plus affirmée – au sein de l’ASPAS (Association pour la protection des animaux sauvages et du patrimoine Naturel) qui rachète des forêts, en financement participatif, dans le but d’établir des « Réserves de Vie Sauvage ». Des forêts laissées en libre évolution en faveur des processus naturels, de la faune et de la flore. Le concept semble paradoxal. Partant du constat que la propriété privée est l’une des rares choses que respecte le capitalisme [81], l’ASPAS se propose de créer des collectifs de propriétaires forestiers pour laisser s’y épanouir les formes de vie humaines et non-humaines. À partir de quoi, la forêt devient un bien commun. Commun aux humains et aux autres vivants. En ce sens, il ne s’agit pas d’une initiative pour la nature au détriment des humains. Pas davantage qu’il ne s’agit d’une initiative au bénéfice de la nature en tant qu’elle est utile aux humains. Une réserve de vie sauvage est au service de la communauté des vivants, dont les humains sont des membres parmi d’autres. Pour une attractivité territoriale partagée et sensible. Ces expérimentations, couplées à des travaux anthropologiques et des récits de voyage, permettront peut-être d’irriguer des imaginaires et des pratiques pour parvenir, en dernière analyse, à rendre non seulement les territoires pleinement attractifs… mais aussi et avant tout, vivables.
Notes
Fabien Hein est maître de conférences en sociologie à l’université de Lorraine (2L2S/LIEC). Il dirige également l’Observatoire Hommes-Milieux « Pays de Bitche » (LaBex DRIIHM). Entre autres ouvrages, il a publié avec Dom Blake, Les punks, de la cause animale à l’écologie radicale, Paris, Le passager clandestin, 2016.
Pour citer cet article
Fabien Hein
« Attractivité. Qu’est-ce qu’un territoire attractif ? », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne],
mis en ligne le 04/05/2022, consulté le 06/10/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-25.